Notre entretien
avec l’auteur
On a toujours déploré le peu d’intérêt pour les sciences chez les Québécois, déjà du temps où ils s’appelaient Canadiens français. Comment alors expliquer que l’ACFAS connaisse une telle longévité, elle célèbre cette année son centenaire, et un tel dynamisme ?
La fondation de l’ACFAS est en effet associée à une prise de conscience au début des années 1920 que les Canadiens français étaient à peu près absents des disciplines scientifiques, alors même que les sciences, en particulier la chimie à cette époque, étaient de plus en plus importantes pour le développement économique. La tradition, incrustée depuis le début du 19e siècle dans l’enseignement offert par les collèges classiques, dirigeait plutôt les étudiants vers les professions libérales (avocat, notaire ou médecin) ou vers les ordres religieux qui dirigeaient d’ailleurs ces institutions. Il y avait bien l’École Polytechnique depuis 1873 mais elle peinait à attirer des étudiants.
Les premiers combats de l’ACFAS ont donc été, au cours de la première décennie de son existence, de promouvoir les carrières scientifiques et la réforme de l’enseignement classique pour qu’on y offre un meilleur niveau d’enseignement des sciences. Suivant le programme tracé par le frère Marie-Victorin, qui consistait à s’attaquer au problème par les deux bouts de la chaine – à savoir la formation des jeunes à un bout et celle de chercheurs universitaires à l’autre bout – l’ACFAS a lancé son congrès annuel en 1933 au cours duquel les résultats de leurs recherches pouvaient être présentés en français. Ces rencontres permettaient aussi de tisser des liens sociaux et de créer un sentiment d’appartenance à une communauté scientifique francophone enclavée, comme disait Marie-Victorin, « dans un grand continent anglophone ». Enfin, l’ACFAS est aussi devenue la porte-parole reconnue au Québec de cette communauté pour faire entendre aux gouvernements l’importance des sciences dans la société, tant sur le plan social, culturel et économique. Et si l’organisation existe encore cent ans après, c’est que les sciences et les technologies sont devenues, au fil des décennies, de plus en plus centrales dans toutes les sphères de la société.
Y a-t-il une spécificité québécoise dans la manière de pratiquer la science ? Si oui, quelle est-elle ?
Le propre de la vraie science est d’être universelle. Cela la distingue des croyances personnelles et subjectives. Une connaissance acquise par des méthodes valides et reproductibles ne dépend pas des caractéristiques des personnes ou des pays dans lesquels elles travaillent. Ainsi, dans les sciences de la nature, les recherches actuelles sont la plupart du temps le fruit de collaborations internationales. Par exemple, au cours des cinq dernières années, 62% des publications québécoises en sciences de la nature et biomédicales sont écrites avec des chercheurs d’au moins un autre pays ! En comparaison, la proportion au Canada est à peu près la même (63%) et il en va ainsi partout dans le monde.
Ce qui est spécifique au Québec est son mode d’organisation et de promotion des sciences. Il est en effet frappant de constater que le ROC (Rest of Canada) n’a aucune organisation comparable à l’ACFAS alors que celle-ci a des homologues aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans la plupart des autres pays du monde. Et si l’ACFAS, avec d’autres, croit que la recherche scientifique est essentielle pour le développement du Québec moderne, c’est au fond parce qu’elle adhère implicitement à ce que disait clairement, dès 1922, son plus influent fondateur, Marie-Victorin: « un peuple vaut non seulement par son développement économique, industriel ou commercial, mais encore et surtout par son élite de penseurs, de chercheurs et de savants, par son apport au capital scientifique de l’humanité ». En 1938, à titre de président de l’ACFAS, il survola le chemin parcouru et conclut qu’un « grand progrès a été opéré» et que l’ACFAS «n’est pas étrangère à ces très importants résultats ». (Voir ses textes dans Science, culture et nation, coll. « Boréal compact », 2019.)
En somme, c’est le fait de se considérer comme une nation spécifique en Amérique du Nord désirant se doter de toutes les institutions nécessaires à son développement qui explique la persistance de l’ACFAS, dont la mission est de veiller à ce que perdure ce que le botaniste appelait « une ambiance de recherche et de création scientifique ».
Si l’organisation existe encore 100 ans après, c’est que les sciences et les technologies sont devenues, au fil des décennies, de plus en plus centrales dans toutes les sphères de la société.
Extrait de l’entretien
Dès 1923, l’ACFAS s’est donné comme raison d’être la promotion de la science, mais telle qu’on la pratique ici et en français. Nous avons l’impression aujourd’hui que le rôle même de la science dans notre société est remis en question, et que l’usage du français y est plus menacé que jamais. Est-ce le même combat qui se poursuit où sommes-nous en face de nouveaux enjeux ?
La question du « français en science », comme on dit de manière trop vague, revient de manière récurrente depuis les années 1980. Mais comme je l’ai montré dès 1984 (dans un texte intitulé « La valeur d’une langue dans le champ scientifique » paru dans la revue Recherches sociographiques), ces discours confondent plusieurs niveaux distincts. Alors que les institutions qui rendent possible la recherche scientifique sont nationales (universités, laboratoires gouvernementaux et industriels) et doivent donc travailler dans la seule langue officielle du Québec, le français, les champs scientifiques (chimie, mathématiques, physique, etc.) où circulent les résultats de ces recherches de pointe sont intrinsèquement internationaux. Cet espace, qui était essentiellement européen au 17e siècle, tend à faire usage d’une langue commune, souvent nommée lingua franca. On sait que c’était le latin pour les savants des 16e et 17e siècles et que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale c’est devenu l’anglais. Mais cette lingua franca ne vaut que pour les publications spécialisées qui ne peuvent être lues et évaluées que par les experts de chaque domaine, lesquels se retrouvent toujours dans plusieurs pays aux langues très différentes. Publier un article pointu en anglais n’entraîne aucunement de manière mécanique le déclin du français dans la vie des institutions francophones, si leurs dirigeants sont vigilants. C’est à eux de promouvoir le français dans la vie de laboratoire et dans les enseignements, tout comme c’est en français que les chercheurs expliquent leurs travaux aux journalistes qui en parlent dans les médias. Vouloir que les chercheurs publient leurs travaux en français dans des domaines aussi pointus que la physique ou l’informatique est faire montre d’une totale méconnaissance de la dynamique de la recherche et n’aurait qu’une conséquence : la marginalisation des chercheurs québécois sur la scène mondiale.
Notons cependant que les choses sont différentes dans les sciences humaines car leur objet est plus local et associé à une société spécifique. Il est naturel de publier surtout en français quand on parle de la société québécoise ou de la société française. Donc il faut tenir compte des audiences associés aux domaines de recherches.
En somme, les enjeux actuels du français sont réels car, pour des raisons complexes, les élus et même les dirigeants des universités ont peur – ces derniers au nom d’une soi-disant « course aux talents » mondiaux – d’affirmer le caractère francophone du Québec et donc de Montréal. Mais cela n’a rien à avoir avec la publication en anglais des résultats de recherche en sciences naturelles. Sur cette question, je conclurai en rappelant ce qu’en disait déjà Marie-Victorin en 1930, notant que dans la plupart des domaines « nos objectifs sont communs avec nos collègues des universités des États-Unis, notre bibliographie doit être surtout américaine et de langue anglaise. Cela peut être désagréable à admettre pour ceux surtout que la nature de leurs activités renferme dans le petit milieu canadien français. Mais c’est un fait indiscutable et dont nous devons forcément nous accommoder ». On ne peut être plus clair !