Mordecai RichlerPetit guide du snooker

La vie de Mordecai selon Richler.

Extrait de l’œuvre

Chapitre 4 

Ne prenez pas pour argent comptant le lassant babillage de Tony Blair au sujet de l’Angleterre nouvelle, dite « Cool Britannia ». L’Angleterre, telle que je l’ai toujours connue, perdure. À mon arrivée en 1950, le café, dans les gares, était servi dans une tasse ébréchée avec une grasse peau de lait flottant sur le dessus. Deux ou trois centimètres de neige – un véritable blizzard selon les tabloïds –, et des vols étaient annulés, des trains retardés de plusieurs heures. Plus ça change, plus c’est la même chose*. Le mercredi 23 février 2000, j’ai foncé vers Euston Station pour attraper le train Virgin de 9 h 45 à destination de Birmingham. Là, je suis arrivé juste à temps pour me retrouver au milieu d’une foule de gens habitués aux mauvaises nouvelles. Leurs attentes n’ont pas été déçues: soudain, les lettres sur le grand tableau ont annoncé que mon train, comme de nombreux autres, était retardé indéfiniment. Par bonheur, j’ai réussi à sauter à bord du train de 9 h 15, qui avait déjà quinze minutes de retard, quelques secondes avant qu’il s’ébranle. Comme il n’y avait plus de place en seconde classe, j’ai payé le supplément pour voyager en première.

« Je vous sers le déjeuner anglais ? a demandé la joviale hôtesse en gilet rouge.
— Volontiers.
— Ce matin, il n’y aura ni thé ni café.
— Comment ça ?
— Notre bouilloire est cassée.
— Nous allons avoir beaucoup de retard ?
— Tout dépend du temps que nous mettrons à dépasser Watford. Nous faisons la queue. À cause d’une panne de courant. »
Nous sommes arrivés à Birmingham avec seulement vingt minutes de retard et un taxi m’a conduit à la Cavalier House, dans la banlieue d’Edgbaston, qui abrite les bureaux de Snooker Scene. Clive Everton est l’éditeur et le rédacteur en chef du magazine, le Talmud du jeu, dans lequel il signe chaque mois de savantes dissertations. Avec l’aide d’une équipe de quatre personnes, il publie le magazine depuis janvier 1971, quand il a investi dans un premier tirage de 3 000 exemplaires, aussitôt envolés. À la fin des années 1980, au faîte de sa gloire, Snooker Scene tirait à un peu moins de 22 000 exemplaires; à présent, le tirage, qui se limite à 9 000 exemplaires tout au plus, est surtout destiné à ses abonnés. Le problème, c’est la distribution. W.H. Smith, principal détaillant de journaux et de magazines au Royaume-Uni, a retiré les magazines à petit tirage de ses tablettes pour faire plus de place aux vidéos et aux CD. « Quand même, précise Everton, nous réalisons chaque année un petit profit, à condition de considérer que notre temps ne vaut rien. »

Depuis notre première rencontre, Everton a fait l’acquisition d’une publication rivale, Pot Black, et le tirage de Snooker Scene est passé à 16 000 exemplaires. Imposant personnage aux cheveux blancs et au charme immédiat, âgé de soixante-deux ans en 2000, père de cinq enfants, Everton discute avec la même aisance des romans de Jane Austen que des déboires de Ronnie O’Sullivan, en qui il voit « le talent le plus extraordinaire que le jeu ait connu », même s’il n’a pas encore réussi à gagner le championnat du monde Embassy au Crucible Theatre. « Au fond, a ajouté Everton, seul le Crucible compte. Remporter ou non ce championnat, voilà le seul critère qui distingue les joueurs. »

Everton a été champion britannique de billard dans la catégorie des moins de seize ans et de nouveau chez les moins de dix-neuf ans, et il est resté un joueur amateur d’importance pendant qu’il faisait son apprentissage du journalisme et du reportage. En 1980, il s’est hissé au 48e rang de la World Professional Billiards and Snooker Association (WPBSA). Sa carrière a été anéantie par une hernie discale qu’une intervention chirurgicale n’a pas vraiment arrangée, mais il a continué d’écrire sur le « théâtre de la cruauté » pour le Guardian et le Sunday Times. Le premier jour du championnat du monde de 1978, un producteur télé de la BBC est entré dans la salle de presse et a demandé à Everton : « Ça te dirait de commenter les matchs pour nous, cette semaine ?
— Oui. Quand ?
— Dans vingt minutes. »
Everton a relevé le défi avec brio. Depuis, c’est un pilier de l’équipe de commentateurs des tournois de snooker diffusés par la BBC-TV, aux côtés de John Virgo, David Vine, Willie Thorne et Dennis Taylor, lui-même ancien champion du Crucible. Fait surprenant, dit Everton, étant donné l’attrait qu’exerce le snooker sur la classe ouvrière, ce sont les grands journaux traditionnels (Telegraph, Times, Guardian, Independent) qui en assurent la couverture la plus complète. « Les tabloïds, a-t-il ajouté, n’en ont que pour le foot. » Inévitablement, ce midi-là, notre conversation a dévié vers Stephen Hendry qui, depuis sa dernière victoire au Crucible, n’avait pas réussi à remporter un seul titre classé. Dans une interview qui laissait présager le pire, Hendry, à l’aube du Masters de Wembley, début février, avait déclaré : « Dans ma carrière, j’ai dépassé mes rêves les plus fous. Quand, en mai dernier, j’ai battu le record en gagnant mon septième titre à Sheffield, j’ai réalisé mon rêve ultime. Comme je l’ai déjà déclaré, même si je ne gagnais plus aucun titre, j’aurai atteint tous mes objectifs. Je suis très heureux de ma vie. » Everton, qui considère Hendry comme le meilleur joueur de tous les temps, d’ajouter: « Vous vous rendez compte, j’espère, que le joueur de snooker mène une vie des plus austères. Tous les matins, il va au club et s’entraîne longuement. Il répète les coups. Jour après jour. Semaine après semaine. La plupart des joueurs n’ont pas beaucoup de temps à consacrer à leurs petites amies. Hendry est heureux en ménage et père d’un garçon de trois ans. Des gens disent que cela a affaibli sa détermination. »
Au snooker comme en littérature – ainsi que Cyril Connolly l’a déjà fait observer –, la poussette dans le vestibule serait donc le pire ennemi de l’artiste.


Traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné.