François-Olivier Dorais et Geneviève NootensQuébécois et Autochtones

Histoire commune, histoires croisées, histoires parallèles ?

Notre entretien
avec les auteurs

François-Olivier Dorais et Geneviève Nootens, vous avez codirigé ce collectif qui propose un espace de dialogue entre historiographies allochtones et autochtones. Dans un premier temps, dites-nous quelle place la pratique de l’histoire au Canada français puis au Québec a réservé aux Premières Nations ? Quels ont-été les principaux réflexes de la production écrite de la classe intellectuelle canadienne-française ?

Cette place fut, pendant longtemps, relativement marginale, et reléguée aux chapitres préliminaires de notre histoire (essentiellement la Nouvelle-France). Bien qu’il existe des exceptions notables dans notre littérature (pensons ici par exemple à Aristide Beaugrand-Champagne ou à Léo-Paul Desrosiers), l’historiographie traditionnelle a fait des Autochtones des figurants utiles. Pour le dire avec Catherine Broué et Marie-Pier Tremblay Dextras, ils furent longtemps ces « être[s] de papier, créé[s] et recréé[s] pour les besoins des causes diverses[1] », à commencer par celui de faire-valoir aux Européens. C’est que leur disparition fut longtemps présentée comme une étape inévitable de la trame historique nationale, conséquence logique et naturelle du choc entre une civilisation dite « primitive » et celle du progrès industriel. Cet a priori évolutionniste nous a longtemps détournés de l’histoire autochtone, de sa complexité et de sa substance. Si l’historiographie scientifique a fait des pas de géants au cours des dernières décennies, il nous semble que dans l’imaginaire historique populaire, les Autochtones ont encore le statut de « peuple invisible », pour reprendre le titre du documentaire de Richard Desjardins et Robert Monderie. Pour l’essentiel, ils cessent d’exister comme sujets politiques après la Conquête de 1760 pour ne réapparaître que sous la figure de l’« Indien malcommode[2] » avec la crise d’Oka dans les années 1990…

Mais plus spécifiquement, il y a bien une généalogie proprement québécoise de l’invisibilisation des Autochtones. Comme l’explique Denys Delâge dans le long entretien qu’il nous a donné dans ce livre, cette invisibilisation résulte pour beaucoup d’un déni d’association : face au conquérant britannique qui a perçu les Canadiens français comme un peuple biologiquement et culturellement « ensauvagés », l’historiographie canadienne-française eu pour réflexe de se dissocier des Autochtones pour mieux asseoir la démarcation culturelle et identitaire de la majorité franco-catholique. En ce sens, dans le projet d’édification d’une référence nationale canadienne-français distincte, les Autochtones ont rempli une fonction de repoussoir analogue à celle du Canadien anglais ou de l’Américain, à ceci près que leur réduction les a renvoyés au stade de la barbarie et à l’état de nature, en négatif du Canadien français civilisé, vaillant et survivant. Cette « stratégie », plus ou moins consciente, a laissé des traces jusqu’à nos jours.

Revenons au titre de cet ouvrage, Québécois et Autochtones. Histoire commune, histoires croisées, histoires parallèles. Il nous interpelle quant à la façon d’articuler le récit historique du Québec comme nation minoritaire et comme société dominante dans l’espace de ses frontières avec la construction par les Premières Nations de leur(s) propre(s) historiographie(s). Avez-vous une ou deux pistes de réflexion concernant une possible conciliation de ces récits ?

En effet, l’optique du livre est, en quelque sorte, contenue dans le titre. Il s’agit de réfléchir aux rapports entre Québécois et Autochtones sous l’angle de l’écriture de l’histoire, plus précisément du « choc » des récits historiques que suppose la rencontre de deux horizons politiques qui ne peuvent demeurer étrangers l’un à l’autre mais qui ne peuvent pour autant être fusionnés dans un récit unique. La présence des peuples autochtones sur ce qui est défini aujourd’hui comme le territoire du Québec, et l’expression de leurs aspirations autonomistes, interrogent la légitimité de la nation québécoise à se poser comme sujet politique collectif et pôle symbolique de rassemblement de la diversité. Cette tension pose un problème méthodologique fondamentale lorsque l’on en vient à enseigner ou écrire l’histoire du Québec : comment, d’un côté, rendre compte de la contribution fondamentale des Premières nations au déroulement de cette histoire dans le temps comme dans l’espace tout en reconnaissant leur spécificité nationale et leur désir de se donner une histoire autonome et autoréférentielle ? C’est un peu la «méta-question» qui a guidé la production de ce livre. Sans y apporter de réponse définitive, nous essayons de la creuser, avec toutes les nuances que cela suppose.

Plusieurs pistes de réflexion intéressantes sont évoquées dans l’ouvrage concernant la conciliation de ces récits divergents et parfois conflictuels. Par exemple, pour l’historien Mathieu Arsenault, comprendre les rapports entre Autochtones et Québécois à l’intérieur d’une histoire commune implique un nécessaire regard critique sur le récit national québécois afin de mieux prendre la mesure des processus d’échange, d’exclusion, de dépossession et de marginalisation des Autochtones qui les ont accompagnés. Et cela peut se faire, précise-t-il, sans nécessairement rejeter les grandes coordonnées de l’histoire nationale québécoise, étant entendu que bon nombre des événements structurants de l’histoire politique (la Conquête, les Rébellions, l’obtention du gouvernement responsable, la Révolution tranquille) comportent des dimensions d’activisme politique autochtone qui ont pris part aux luttes de pouvoir et à la construction de l’État. La réflexion offerte par le chapitre d’Isabelle Bouchard est aussi très éclairante à ce sujet ; celle-ci nous invite à « repenser les échelles du colonialisme » en y intégrant, par exemple, le rôle des corps municipaux du Québec qui, au moment de leur instauration, vont s’ingérer, notamment par le biais du système de taxation, dans l’autonomie des systèmes politiques autochtones et nier leurs droits territoriaux. Comme quoi le colonialisme à l’égard des Premières Nations n’est pas seulement associé aux autorités coloniales britanniques. Enfin, la plupart des contributeurs de ce livre s’entendent pour dire qu’une meilleure conciliation des récits doit aussi passer par une mise en valeur des voix autochtones dans l’histoire, que celles-ci proviennent des archives officielles, de l’histoire orale ou encore des historiens et historiennes issus des Premières Nations.


 

Si l’historiographie scientifique a fait des pas de géants au cours des dernières décennies, il nous semble que dans l’imaginaire historique populaire, les Autochtones ont encore le statut de “peuple invisible”.

Extrait de l’entretien


 

Vous êtes deux professeurs d’université allochtones. Pouvez-vous nous dire quels sont vos principaux apprentissages en ce qui a trait à votre propre mode de construction du savoir ? Est-ce que la production de cet ouvrage a changé vos manières d’écrire l’histoire?

Le fait que les co-directeurs du projet ne soient pas issus des communautés autochtones représente certainement une limite à la démarche d’ensemble, nous en sommes conscients. Ce fait a certainement teinté l’orientation du livre et ses questionnements, bien que nous ayons tout de même été soucieux de donner la parole à des voix autochtones (Marie-Andrée Gill, Kenneth Deer, David Bernard et Eruoma Awashish, à qui nous devons la magnifique œuvre de la page couverture). Ce livre, nous l’espérons, aidera à mieux appréhender la dualité du fait colonial au Québec, une réalité difficilement admissible pour une petite nation comme le Québec qui a connu la conquête et la minorisation tout en ayant participé à l’entreprise coloniale. Or, penser cette dualité n’a rien d’un exercice de mauvaise conscience. Elle relève plutôt d’un souci éthique, celui de devoir assumer la mémoire et l’héritage d’un passé que nous n’avons pas forcément choisi. Elle relève aussi d’un impératif méthodologique : celui de prendre en compte le fait que l’identité du « Québécois colonisé » s’est toujours présentée avec une contrepartie refoulée, celle du « Québécois colon » qui a su tirer profit, non sans l’avoir toujours explicitement souhaité ni revendiqué, de l’entreprise coloniale.

 

[1] Catherine Broué et Marie-Pier Tremblay Dextras, « Nous autres(?), ou l’Autre en nous. Échos de la parole autochtone au Québec », dans Anne Caumartin et coll. (dir.), Je me souviens, j’imagine. Essais historiques et littéraires sur la culture québécoise, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2021, p. 233.

[2] Thomas King, L’Indien malcommode. Un portrait inattendu des Autochtones d’Amérique du Nord, traduit par Daniel Poliquin, Montréal, Boréal, 2014.