Virginie Blanchette-DoucetLes Champs penchés

Le passé nous suit partout, même à l’autre bout du monde.

Notre entretien
avec l’autrice

En cette époque où la fiction québécoise semble vouloir s’en tenir le plus étroitement possible aux lieux familiers pour ses lecteurs, vous avez choisi de situer l’action de votre roman aux antipodes. Pourquoi était-il important pour vous que l’histoire que vous racontez ait la Nouvelle-Zélande pour décor ?

Un voyage de plusieurs mois en Nouvelle-Zélande a été pour moi une expérience marquante. J’ai été dépaysée, bien sûr, par le fait de partir aussi longtemps du Québec, mais aussi par le sentiment étrange de retrouver à plusieurs endroits la familiarité de certains paysages agricoles du Canada. Le bout du monde n’était-il pas censé être davantage différent ? Je pense que c’est dans ce sentiment de familiarité et d’étrangeté que j’ai commencé à être habitée par le personnage de Neil, qui grandit dans les Prairies canadiennes pour finalement aller s’établir en Nouvelle-Zélande, y fonder sa famille, et ne plus en revenir.

L’exil est un sujet qui me fascine ; tant d’expériences humaines dans les départs, les retours ! Je me suis demandé ce qu’il se passe quand on part, quitte ou fuit, pour se retrouver dans des lieux qui nous ramènent, visuellement et sensoriellement, au point de départ. Avant de penser à placer mon histoire dans un lieu précis, c’est avant tout cette idée de cycle, de recommencements à l’échelle d’une vie qui m’habitait. Et puis c’était un défi intéressant, auquel j’aspirais, de me plonger dans les vies de personnages plutôt éloignés de moi, par leurs expériences, leur vision du monde, etc. Par plaisir, aussi, j’ai revisité ces images à travers la fiction. Six mois de voyage m’ont évidemment mise dans un état de disponibilité qui m’a permis de percevoir une foule de détails, d’engranger des souvenirs à profusion. Ce qui reste dans la mémoire existe fort. Puis on le raconte aux gens autour de nous, et les lieux existent dans l’espace imaginaire en même temps que dans le réel.

S’il m’arrive de me demander quelle résonnance aura mon travail d’écriture par rapport aux livres des autres, je fais surtout confiance à cette nécessité de raconter. Après avoir passé quelques années à remuer, pour 117 Nord, ce qu’il me reste du territoire où j’ai grandi, il me semblait possible de m’en éloigner, de beaucoup. Et cette idée, bien que parfois vertigineuse, car je me suis souvent demandé si j’avais assez expérimenté les lieux pour les rendre avec justesse, les images de la Nouvelle-Zélande étaient celles qui revenaient sans cesse ; il y avait là quelque chose à creuser, que je ne pouvais plus contourner.

Votre roman propose toute une galerie de figures maternelles marquées par l’impossibilité. Mères disparues ou absentes, femmes qui refusent la maternité, où à qui la maternité est refusée. La maternité est-elle au fond un rôle impossible à assumer véritablement ?

C’est une question complexe, avec laquelle je sais que plusieurs, mères ou pas, se débattent. Et je pense que la question est complexe parce que la réponse est aussi changeante, non pas seulement d’une personne à l’autre, mais aussi d’un instant à l’autre.

La maternité sollicite un état de présence extrême : quelqu’un dépend de nous, à tout instant. Un être, pendant un long temps, n’existe pas en-dehors du corps de sa mère, ne se conçoit pas en-dehors d’elle. Et cela se prolonge de différentes manières alors que l’enfant grandit. C’est un choc, ce constat, dans une vie, pour plusieurs mères. C’est un choc qui tient du vertige mais aussi du merveilleux, qui peut amener aux limites de soi-même, des limites impossibles à même reconnaître avant d’en faire l’expérience.

Dans la famille de Neil, pour sa mère et pour sa fille, de ne pas accepter la maternité, de ne pas arriver à être entièrement présentes à cet enfant qui demeure pourtant le leur, est une réalité concrète, qui prend différentes formes.

Dans le cas d’Alana, puis d’Alyssia, est-ce que c’est transmis de manière générationnelle, comme un même nœud que les femmes d’une même famille vont essayer, une génération après l’autre, de défaire ?

Si Alana se perd dans l’alcool, qu’en était-il de sa mère avant elle ? Une part de ce vécu se déverse assurément dans le personnage de Neil, puis dans sa fille, jusqu’à son petit-fils… Chacun à sa manière cherche son équilibre, sans le trouver, avec les conséquences que cela suppose. Mais ils se retrouvent aussi, se comprennent à partir des mêmes écueils, et c’est d’ailleurs ce qui unit Neil et Leslie. Ce que l’un a résolu, l’autre essaie de le saisir ; et inversement.


 

La maternité sollicite un état de présence extrême : quelqu’un dépend de nous, à tout instant.

Extrait de l’entretien


 

La guérison est un des motifs dominants de votre roman. Croyez-vous que la littérature puisse contribuer à la guérison des blessures secrètes ? Si oui, de quelle manière ?

Je ne sais pas si la littérature peut guérir, mais je suis convaincue que la littérature permet de comprendre.

Quand j’écris, quand je pense à l’écriture, je me sens souvent comme si j’avais le pouvoir de ralentir le temps, de me plonger dans les plus infimes détails et perceptions. C’est peut-être en partie pour cela que le thème de la guérison y est apparu, peut-être malgré moi ? J’avais cette idée d’aborder des blessures invisibles, assez tôt au début du projet. Que portons-nous comme douleurs intérieures ? Comment se révèlent-elles aux autres ? Je suis fascinée, aussi, par les métiers qui impliquent de prendre soin des autres, comme les ostéopathes, comme Neil. Dans le toucher comme dans l’écoute, des liens sont tissés entre le soignant et le patient. Mais si cette frontière était poreuse ? Si nous étions, les uns envers les autres, des sortes de vases communicants, qui se contaminent ? Où s’arrête la douleur du patient, où commence la guérison ? Une souffrance peut-elle en apaiser une autre ? J’étais guidée par ces questions sans trouver de réponse, et c’est là un formidable élan, dans l’écriture : créer des images, des personnages, pour tenter d’expliquer l’indicible, pour ramener à la surface ce qui peut être si fugace mais laisser une marque pourtant indélébile, dans nos rapports les uns avec les autres.

C’était un peu la même chose pour les blessures générationnelles : c’est fascinant, je trouve, le poids d’un secret, et comment les « erreurs » d’un parent peuvent être faites à nouveau par un enfant à qui on n’a pas tout raconté. Cela rejoint l’idée des recommencements, des nouveaux départs qui n’en sont pas vraiment, dans l’exil de Neil.

Il y avait aussi ma fascination pour l’idée d’un « destin », qui nous pousse comme malgré nous. Et comme l’écriture nous permet de braquer la caméra sur tout ce que nous souhaitons, sans limite intérieure ou extérieure, et d’organiser ce qui dans la vie ordinaire pourrait ne pas avoir de sens, j’ai pu me plonger dans ce qui touche l’intime, la perception individuelle d’un personnage, comme dans le plus vaste, tout un pan familial, et rapprocher les deux pôles, tisser une histoire avec sa cohérence, ses dénouements, ses fils conducteurs.