Notre entretien
avec l’autrice
La Vie au-dehors, votre précédent recueil de nouvelles, était situé en milieu rural. Celui-ci a pour cadre la banlieue. L’importance que vous donnez aux lieux physiques caractérise votre travail de nouvelliste. Croyez-vous que nous sommes déterminés à ce point par les lieux où nous vivons ?
Je ne crois pas que les lieux nous déterminent. Ils inscrivent en nous, plus vraisemblablement, un rapport particulier à l’espace, des sensibilités qui se modulent différemment. Ce qui m’intéresse surtout, c’est moins un déterminisme qu’un mode d’interaction : dans mes deux recueils, je vois le lieu comme le personnage central, celui qui traverse chaque nouvelle, qui dévoile petit à petit son histoire, ses possibles et ses limites. Même privée de ses citoyens, la banlieue, comme espace, raconte une façon qu’a trouvé l’être humain de s’incarner dans le monde. C’est le lieu du cliché : de petites maisons modestes, presque identiques, mornes, en marge de la ville – et presque de la vie. Pourtant, c’est une question de regard : la vie humaine est partout la même, la même quête de sens s’y joue, mais elle y est, en quelque sorte, colorée différemment, parce que chaque lieu impose une façon particulière d’habiter l’espace et de s’inscrire dans le temps. On peut résister aux limitations, réinventer des modes de vie, transformer, par exemple, son terrain de ville en jardin maraîcher, mais il n’empêche que la banlieue impose une façon de rationaliser l’espace et, parfois, de réduire par un certain individualisme les liens communautaires.
Dans mon recueil, j’essaie de mettre en lumière les contradictions de la banlieue et, surtout, comment s’y incarne un destin singulier : le destin de la banlieue elle-même, ses transformations, ses trous de mémoire, ses développements, son anonymat et son unicité ; le destin individuel de ceux qui y vivent, leur conformité ou leur marginalité, les aspirations, les échecs, les désirs qui les caractérisent.
En quoi la vie en banlieue est-elle différente de la vie au-dehors ?
Mon recueil La Vie au-dehors, qui se déroule en milieu agricole, portait beaucoup sur la notion du sauvage, tant par son interrogation de la nature que par celle du rapport entre l’homme et l’animal. Même la campagne des années 80 est un espace domestiqué, mais parce qu’elle recelait de petites fermes moins mécanisées, c’était un lieu où, de manière manifeste, chacun était confronté de manière évidente à des forces extérieures qui pouvaient rendre ce milieu à la fois beau et brutal.
Dans Votre arrêt n’est pas desservi, c’est un peu l’inverse : le sauvage surgit par accident. C’est le boisé menacé par l’étalement urbain, la friche sous les lignes à haute tension ou le jardin en façade détonnant à côté des pelouses rases. Il y a souvent assez peu de place pour le sauvage en banlieue, c’est du moins ce qu’on s’imagine, mais tout se passe simplement à une autre échelle. Bien sûr, il y a une proximité des autres qui change notre rapport à l’espace, mais on peut tirer sur les coyotes à la campagne avec le même entêtement qu’on extermine ses pissenlits en ville. Dans les deux cas, le même désir de contrôle s’exprime, le même refus que le naturel prenne le pas sur le domestique. La confrontation est moins manifeste en ville, les paradigmes changent, toutefois la quête demeure similaire.
Même privée de ses citoyens, la banlieue, comme espace, raconte une façon qu’a trouvée l’être humain de s’incarner dans le monde.
Extrait de l’entretien
Ces différents espaces incarnent également des rapports différents au passé, une manière autre de vouloir prolonger les modes de vie traditionnels ou de rompre avec eux. Comment ce lien avec le passé se vit-il en banlieue ?
On pense à la banlieue comme à un espace sans mémoire : à côté de la ville, un espace-dortoir développé à partir de rien, avec des maisons construites par un même promoteur sur un modèle semblable. Pourtant, nécessairement, le territoire se définissait autrement avant la construction de la banlieue. C’est d’autant plus manifeste à Sainte-Foy qu’il y avait avant un vieux village et, autour, une campagne agricole. L’un des plus vieux bâtiments du secteur est la maison Routhier, un vestige de 1755, une vieille maison de ferme préservée de la démolition grâce à la mobilisation citoyenne, et qui aujourd’hui se dresse encore, juste à côté de l’autoroute Duplessis. C’est une banlieue qui s’est construite en intégrant des constructions déjà existantes, mais celles-ci disparaissent petit à petit pour la plupart, au profit de logements modernes.
Il me semble y avoir deux couches de mémoire dans cette banlieue : d’abord, celle de l’ancien village de Sainte-Foy dont il ne reste plus que quelques artéfacts, ensuite, celle plus récente, datant de la seconde moitié du dernier siècle, composée de petits bungalows, progressivement remplacés par des maisons de ville ou des tours à condos.
On peut penser que la perte de la première est plus déplorable que la perte de la seconde, puisque les bungalows n’ont pas de valeur patrimoniale. Mais ce qui m’intéresse, c’est de renverser cette perception en envisageant ces démolitions d’un point de vue humain. La maison familiale, c’est le lieu de tous les souvenirs les plus marquants. Sa disparition, c’est en quelque sorte l’effacement même de ces souvenirs dans l’espace urbain. C’est un vide et un vertige. La nostalgie n’a plus d’objet sur lequel s’exercer. La modification d’un quartier a un important impact sur ceux qui y habitent.
Je crois qu’on voudrait tous, jusqu’à un certain point, pouvoir arrêter le cours du temps. Figer les lieux pour qu’ils demeurent fidèles à notre mémoire. Par sa proximité avec la ville, la banlieue se modifie et se densifie sans cesse. Malgré tout ce qu’elle peut tenter de préserver (et en raison de tout ce qu’elle veut changer), la banlieue forme nécessairement un espace de rupture. Ce n’est pas tant la mémoire collective qui m’importe mais, à l’échelle individuelle, ce que représente un tel effacement.