Extrait de l’œuvre
L’Europe et l’art du regard
4.
Au printemps 2015, je me suis retrouvée à Brooklyn avec quelques heures devant moi. La ville me paraissait traverser un étrange moment. Deux semaines plus tôt, un jury avait reconnu un policier coupable d’avoir abattu un jeune homme de vingt-huit ans, Akai Gurley. Les articles que j’avais lus sur le sujet teintaient mon impression des lieux. Les événements remontaient au mois de novembre de l’année précédente : Akai Gurley et sa petite amie s’étaient engagés dans la cage d’escalier mal éclairée d’un immeuble de logements sociaux. Leur arrivée avait surpris un policier posté quatorze marches plus haut ; apeuré, il avait tiré dans le noir. Sa balle, après plusieurs ricochets sur les murs, avait atteint mortellement le jeune homme à la poitrine. Plus tard, la peine prononcée contre le policier serait allégée ; il serait finalement condamné à une assignation à résidence et du travail communautaire. Mais, au moment du verdict de culpabilité, un tonnerre d’incrédulité, de rage et de chagrin s’était abattu sur la ville.
Certains estimaient injuste qu’un homme asiatique soit ainsi puni alors que les policiers blancs étaient rarement sanctionnés. D’autres se disaient soulagés que la police soit enfin obligée de rendre des comptes, même s’ils doutaient que cette condamnation change véritablement les choses. Dans tous les cas, ces événements chaotiques, compliqués, atroces et affreusement douloureux hanteraient pour toujours la famille d’Akai Gurley.
Ayant laissé au-dehors la neige sale et fondue, je déambulais, troublée, dans les salles lumineuses et bien chauffées du Musée de Brooklyn. L’air sentait le papier récemment verni ; les planchers craquaient agréablement sous mes pas. Peu à peu, je me calmais. Dans la grande salle d’exposition, j’ai été surprise de découvrir un homme noir allongé sur un matelas recouvert d’un drap, au beau milieu d’un champ de fleurs sauvages. Portant un jean et une casquette, il fixait les spectateurs d’un regard flou, mais d’une intensité surnaturelle. La combinaison de son air extatique et de ses vêtements résolument modernes produisait un effet incongru qui m’a propulsée dans la galerie de Strasbourg, tant elle me rappelait l’impression d’irréalité et l’artificialité grandiose qui se dégageaient de cette succession de portraits de Soliman. Aussi inconcevable que cela puisse paraître aujourd’hui, je n’avais alors jamais entendu parler de Kehinde Wiley. Depuis de longues années, il s’était pourtant imposé comme le fer de lance d’un mouvement disparate d’artistes bien déterminés à proposer leurs propres représentations d’eux-mêmes, à répondre par leurs œuvres aux portraits de personnes noires que l’histoire a semés dans son sillage.
Dans un esprit d’autodéfinition et d’autocréation, ces artistes se plaçaient eux-mêmes ainsi que d’autres personnes racisées au cœur de leur art et posaient sur les récits mettant en scène des Noirs un regard absolument neuf : le leur.
Cette approche suscite évidemment son lot de controverses. En 2017, le dévoilement du tableau d’Harmonia Rosales intitulé The Creation of God (« La Création de Dieu ») a provoqué un véritable tollé. Dans cette toile, l’artiste de Chicago propose une réinterprétation de La Création d’Adam, fresque peinte par Michel-Ange au plafond de la chapelle Sixtine. Dans sa version, Dieu est une femme noire. Reproduite sur des porte-clés et des tasses, parodiée à la télévision et revue à la sauce kitsch, l’œuvre de Michel-Ange compte parmi les plus connues et les plus réinterprétées du monde. Manifestement, la version d’Harmonia Rosales touchait une corde sensible et les réactions outrées s’expliquaient, semble-t-il, par le sentiment qu’un héritage culturel sacré venait d’être bafoué.
Dans un esprit d’autodéfinition et d’autocréation, ces artistes se plaçaient eux-mêmes ainsi que d’autres personnes racisées au cœur de leur art et posaient sur les récits mettant en scène des Noirs un regard absolument neuf : le leur.
Extrait du livre
Kehinde Wiley est probablement l’artiste le plus célèbre de ce courant réinterprétatif. Aujourd’hui, il est surtout renommé pour son portrait présidentiel de Barack Obama. Mais au moment de mon séjour à Brooklyn, sa peinture la plus célèbre faisait écho à un portrait néoclassique de Napoléon. Dans ses toiles d’un naturalisme saisissant, les sujets ont souvent des corps anguleux ; ce sont généralement des hommes seuls, minces et peu musclés portant des vêtements de tous les jours : cotons ouatés avec ou sans capuche, casquettes de baseball, bottes de travail Timberland. Si leurs poses évoquent ou imitent celles des hommes de pouvoir dans la portraiture classique, elles tranchent fortement avec les arrière-plans chargés d’ornements, alambiqués, voire hypnotisants : tiges grimpantes et fleurs enchevêtrées; motifs éclatants inspirés de tapisseries de la Renaissance, de papiers peints victoriens ou de tissus baroques. En montrant des hommes noirs d’aujourd’hui dans des poses traditionnellement réservées aux aristocrates européens, Wiley subvertit les symboles du pouvoir. Je décelais aussi dans ces œuvres une urgence, une nécessité impérieuse absente des portraits de Strasbourg, qui étaient de ce fait moins profonds, quoique dignes d’intérêt. Et je ne pouvais m’empêcher de penser que chacun de ces visages noirs ou racisés, de ces expressions majestueuses, chacune de ces poses rappelant Vélasquez, Gauguin ou Le Caravage exprimait en réalité un appel à la reconnaissance d’une humanité essentielle. La présence physique éclatante des sujets représentés ainsi que leur peau amoureusement patinée, resplendissante de santé, nous invitaient à nous interroger sur l’origine de cette vitalité, sur ce qui faisait battre leur cœur et rugir leur sang. Ces tableaux donnaient à voir des personnes joyeuses, furieuses, inquiètes, lascives, jalouses, terrifiées, généreuses – des gens d’une humanité sans équivoque. Les jeans déchirés et les t-shirts de ces figures divines auraient pu être ceux d’Akai Gurley, de Michael Brown, d’un fils ou d’un oncle bien-aimé. Aujourd’hui, ils seraient par exemple ceux de George Floyd. Tout ce qui peut être déifié peut aussi être tué; ce qui peut être glorifié peut être renversé. Nos hiérarchies sociales, nos haines et nos divisions sont des constructions qui attendent d’être démantelées. Voici le monde occidental tel que nous l’avons créé, semblait dire Wiley, et nous pouvons le changer.
Traduit de l’anglais (Canada) par Catherine Ego.