Michael DelisleCabale

Au nom du père…

Notre entretien
avec l’auteur

Un père toxique revient inopinément dans la vie de ses deux fils après des décennies d’absence. Tout laisse d’abord croire qu’il aura réussi à semer la zizanie entre ses garçons. Pourtant, la tragédie est évitée, et chacun semble s’en tirer indemne. Pourquoi ? À quel prix ?

On s’en tire indemne ou on lâche prise ? L’aîné s’en tire indemne parce qu’il échoue et retourne à sa condition initiale ; il revient à son point de départ avec la certitude qu’il va y rester. Le narrateur quant à lui s’en sort avec une brèche qui laisse entrer un peu de lumière et qui rejoint l’exergue de Dostoievski : on ne peut aimer un homme que s’il est loin. Une fois le père disparu, il est possible de l’aimer. C’est un paradoxe beau et cruel. Donc tragique.

Votre narrateur, au contraire de son frère, est parfaitement conscient du caractère diabolique de leur père. Est-ce que cela est suffisant pour le mettre à l’abri des manipulations de celui-ci ?

Ce que le narrateur a comme avantage sur son frère, c’est la distance que lui donne sa migration de classe. Il a fait du chemin et il est capable de voir son père comme personnage. Cet avantage ne lui sera d’aucun secours en définitive : se battre contre le père, c’est se battre contre un homme à qui on doit une part de son identité. Lutter contre ses origines, c’est perdu d’avance comme se battre contre soi-même. Si on le fait, c’est sisyphien : il faut trouver son bonheur dans la lutte elle-même. Sinon, on laisse le travail à la génération qui suit.

Dans Cabale, le père est-il réellement diabolique, ou est-ce la perspective parfois hystérique du narrateur qui le présente ainsi ? Le père est un délinquant fatigué ; de ce tempérament criminel, il ne lui reste que son narcissisme. Sa pensée positive apparente (« je vis dans le présent, moi ») apparaît comme négationniste au narrateur. C’est un peu le sens de sa révolte.

La lutte entre frères, elle, relève d’une passion autrement immature. On imagine sans effort Caïn et Abel aller jusqu’à la cruauté en se battant pour un jouet. Le narrateur voit son lien fraternel se déliter à partir d’une vision qui le rend jaloux. C’est simple et inexorable.


 

Lutter contre ses origines, c’est perdu d’avance comme se battre contre soi-même.

Extrait de l’entretien


 

Votre narrateur est un professeur de cégep qui semble se faire bien peu d’illusions sur l’utilité de son travail. Se peut-il qu’on n’arrive vraiment à transmettre quelque chose que malgré soi, voire à son insu ?

Si Cabale était un réquisitoire contre le milieu collégial, il aurait mille pages et reposerait sur une seule idée : l’identité de l’institution. Le problème du collégial c’est qu’il n’est plus, à l’heure actuelle, un établissement d’enseignement supérieur. Il y a des indices de ce naufrage dans le roman, mais pas assez de traces pour en faire un thème.

Bien sûr, le professeur ne passe pas uniquement de l’information, il arrive que sa personne déteigne sur son public. Il n’y a pas que transmission, il y a osmose parce qu’il y a présence. Une présence réelle, humaine dans son sens le plus animal. C’est souvent la seule chose qu’on retient d’un cours, vingt ou trente ans plus tard : le tempérament de l’humain qui se démenait devant le tableau et le rapport de celui-ci avec sa matière. En ce sens, c’est un métier qui, sous bien des aspects, a les allures d’une œuvre parentale. C’est là où le bât blesse pour le narrateur.