Jean-Simon DesRochersLe Sablier des solitudes

Chronique d’une catastrophe annoncée.

Extrait de l’œuvre

Dressed for success

Lydia regarde la neige tourbillonner dans sa rue. Les flocons tournoient en courtes trombes, de minuscules tornades blanches poussées à travers d’épaisses bandes grisâtres. Encore une journée de perdue… On doit rien voir sur les autoroutes… Maudit hiver, comment je peux travailler avec ça ? Comme elle l’avait anticipé en regardant le bulletin météo, ses trois clients de la journée ont annulé leurs rendez-vous. Lydia n’a aucune raison valable de quitter sa maison. Tête penchée, elle masse ses tempes du bout de ses doigts manucurés. C’est pas vrai, c’est pas vrai, c’est pas vrai. Lydia doit trouver une excuse crédible pour sortir.
Elle marque le rythme de son temps de réflexion avec le déclencheur d’un stylo à pointe rétractable. Les cliquetis de plastique couvrent les rares bruits de son MacBook ouvert comme une fenêtre sur un monde meilleur. Pas question de perdre la journée ici, no way. En quelques clics, Lydia ouvre le document qui servirait à vendre sa maison, en cas de besoin. Elle relit le texte à voix basse. Une voix sèche et gutturale. «Aucun voisin à proximité, plafonds de trois mètres, planchers de chêne teint en bourgogne, quatre grandes chambres, deux bureaux, quatre salles de bains complètes, deux salons équipés de foyers au gaz ; solarium, spa, sauna, lit de bronzage ; cuisine aux armoires d’érable avec comptoirs de granit, garage double, immense terrain semi-boisé garni d’une piscine creusée, cabanon, roseraie et arbres fruitiers. Magnifique vue sur la rivière. » Lydia tapote le rebord de l’ordinateur, pensive. Ça peut aller.

Au cœur de ce tableau immobilier suintant le succès, aucune raison matérielle de fuir cet environnement ne saurait faire surface. Dans l’un des salons, Yuri, son garçon de huit ans officiellement sien depuis six années (adopté en Russie), joue à reproduire la Station spatiale internationale avec les blocs Lego reçus à Noël. Dans le bureau familial, Macha, sa fille de sept ans et officiellement sienne depuis cinq ans (adoptée en Ukraine), s’amuse sur un site Internet de jeux pour enfants sous la supervision de son père, Justin (évaluateur municipal en congé sabbatique depuis bientôt trois ans, mari de Lydia depuis sept ans, son conjoint depuis dix ans). Théoriquement, pour Lydia Champoux-Foisy, ces trois personnes lui sont les plus chères. Yuri est un garçon taciturne au regard mélancolique ; Macha ne demande qu’à être aimée, cajolée, câlinée ; Justin joue à merveille son rôle de père féministe en s’occupant de la maison, coordonnant le travail de la femme de ménage et confectionnant une kyrielle de plats savoureux, peu caloriques, appréciés de manière unanime. Théoriquement, Lydia devrait non seulement reléguer l’annulation de ses rendez-vous dans l’oubli total, mais se réjouir de cette journée additionnelle parmi les siens. Mais pour ce type de bonheur, elle n’a aucun talent. Faut que je sorte d’ici…

Lydia appuie le front contre la fenêtre de son bureau personnel. Elle regarde son souffle embuer la vitre. La neige tombe avec plus de conviction qu’il y a dix minutes. D’une oreille, elle entend Yuri imiter des sons de fusée, de l’autre, les cliquetis du stylo. Lydia ne veut pas admettre qu’elle étouffe. Elle préfère penser que ce temps des fêtes est comme un mal de dos, qu’avec un peu de patience les problèmes disparaîtront d’eux-mêmes. À chaque année, c’est pire… Incapable d’admettre que ses enfants lui sont de plus en plus étrangers, que son mari perd son charme au même rythme que ses cheveux, que ce domaine de rêve ressemble une cage dorée et que sa dépendance au Paxil ne fait qu’empirer ; Lydia se convainc qu’elle devrait battre son record de ventes, gagner un sixième trophée provincial, suivre une nouvelle formation à Toronto, acheter des terrains en zone blanche situés en bordure d’une autoroute. Une solution par le travail, forcément. Lydia soupire, s’éloigne de la fenêtre, retourne devant l’écran de son MacBook. En trois clics, elle se retrouve devant la page web de sa banque. Un de ses ports d’attache.

Compte principal : 12 039$. Ça peut aller…
Compte conjoint : 2 484$. Il a encore pigé pour s’acheter ses caisses de vin…
Placements : 395 842$. Faut que j’appelle mon conseiller…
REER : 223 984$. Ma dernière cotisation est pas encore passée…
Hypothèque : 280 837$. Lentement mais sûrement…
Carte de crédit platine : 8 832$. Maudit temps des fêtes… au moins Yuri joue avec ses nouveaux Lego, toujours ça de gagné… mille piasses de Lego… il était mieux de jouer avec…
Côté finances, Lydia ne s’inquiète pas. En cas de débâcle, elle vend la maison et encaisse près d’un demi-million. Une crise majeure ? Elle aura toujours ses épargnes-retraites et sa compagnie à numéro. Un crash économique total ? Elle possède quelques diamants dans un coffret de sûreté. Même si elle ne vend rien pendant les six prochains mois, elle a de quoi tenir sans difficulté. Mais un tel scénario est hors de question. Je vendrai, je vends toujours…
Maman, maman, j’ai fait quinze mille points à Mr. Snooze !
C’est Macha, elle se tient dans l’embrasure de la porte avec un sourire grand comme le salon.
Bravo, Macha… Mais qu’est-ce que maman t’a dit ?
Pas déranger.
Et pourquoi ?
Parce que maman travaille fort.
C’est ça. Et ferme la porte, s’il te plaît, mon ange.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».