Miriam ToewsNuit de combat

Une ode à trois générations de femmes.

Extrait de l’œuvre

Aujourd’hui, grand-maman s’est enfin rappelé que j’étais censée être à l’école, même si ça fait cinquante-neuf jours que je reste à la maison. Pourquoi tu n’es pas à l’école, toi ? a-t-elle demandé. Je n’ai pas répondu parce qu’elle a posé la question comme un policier et qu’elle ne répond jamais aux questions des policiers, alors pourquoi est-ce que je le ferais ? Tu t’es battue ? a lancé grand-maman. J’ai fait ce qu’elle fait toujours quand les policiers débarquent : j’ai brandi un téléphone cellulaire imaginaire pour l’enregistrer. Elle a ajouté que c’était sûrement ça, je m’étais battue, parce que je rentrais toujours avec du sang séché sur le visage et des bleus sur mon cou et des touffes de cheveux manquantes et une manche en moins à ma veste. On est restées là un long, un très long moment, à faire de petits sons plutôt que de dire des mots. J’ai posé mon téléphone imaginaire sur la table avec un geste théâtral comme si je lui faisais une faveur en arrêtant de l’enregistrer. Avec mon pouce, j’ai écrabouillé des miettes sur la nappe. Grand-maman a secoué son pilulier et a aligné sa souris, son tapis et son ordinateur. J’ai regardé ses doigts s’agiter sur la table. Ses ongles avaient encore besoin d’être taillés. Je ne me rappelais plus où j’avais laissé le coupe-ongles. J’ai regardé son visage. Elle souriait.

Je suis heureuse que tu sois ici avec moi, a-t-elle dit. Madame dit que je me suis battue une fois de trop, et j’ai répondu qu’on ne serait pas dans ce merdier si j’avais une idée du nombre exact de batailles que je suis censée avoir.
Hmmmmmmm, a fait grand-maman.
Ils disent qu’on est des communistes et que c’est pour ça qu’on torture mon père quelque part.
On ne torture ton père nulle part, a dit grand-maman. Qui a dit ça ? Les enfants avec qui je me bats, ai-je dit. Comment tu sais qu’il n’est pas torturé ? J’ai repris mon téléphone et je l’ai braqué sur elle. Grand-maman a demandé si je voulais qu’on continue notre Réunion éditoriale, mais je n’ai pas répondu. Ensuite elle m’a demandé si je connaissais la bioluminescence. J’ai écrasé des miettes avec mon pouce et agrafé mon mâche-patates. C’est la faculté de générer de la lumière de l’intérieur, a expliqué grand-maman. Comme les lucioles. Je pense que tu as cette faculté, Swivchen. Un feu brûle en toi et ton travail consiste à l’empêcher de s’éteindre. Je suis trop jeune pour avoir un travail, ai-je répliqué. On observe le même phénomène chez certains poissons. Les ostracodes. J’ai fermé mon clapet et croisé les bras. Premier trimestre, a-t-elle dit. OK, deuxième trimestre : montons plutôt sur le toit. Elle a dit qu’elle voulait grimper sur la partie plate de notre toit, celle qui se trouve au-dessus de la cuisine et de la salle à manger de l’étage, et épeler les mots FORTERESSE REBELLE avec des cailloux ou tout ce qu’on pourra trouver et qui ne risque pas de s’envoler. Elle a dit que Jay Gatsby les verrait. J’ai dû me mettre derrière grand-maman et la pousser jusqu’en haut de l’escalier en lui rappelant de respirer. Elle s’arrêtait sur chacune des marches et se retournait vers moi en exagérant les bruits de sa respiration pour me prouver qu’elle était encore vivante. On n’a pas de cailloux, lui ai-je dit. Lorsqu’on est arrivées sur le toit, elle a dit Pourquoi on n’utiliserait pas les pinces à linge qui traînent dans la cour ? J’en ai besoin pour autre chose, ai-je répondu. En plus, il en faudrait un million. On ne pourrait pas plutôt prendre des livres ?


 

Je pense que tu as cette faculté, Swivchen. Un feu brûle en toi et ton travail consiste à l’empêcher de s’éteindre.

Extrait de l’oeuvre


 

Ça, ce n’était vraiment pas une bonne idée, bon Dieu de merde.

Maman est rentrée de sa répétition et a remarqué que les livres qu’elle garde sur la tablette spéciale au deuxième étage – qui sont, habituellement, bien serrés, sans espace entre eux et parfaitement alignés – n’étaient pas là et on a eu droit au retour de la terre brûlée. Qu’est-ce que c’est que ce bordel? a-t-elle crié d’en haut. À cause de Gord et de son épuisement, je ne m’attendais pas à ce qu’elle grimpe jusque-là, mais elle a entendu un détecteur de fumée faire bip-bip et elle a crié C’est quoi encore cette merde, je suppose que c’est à moi de m’en occuper, parce qu’elle sait que, même debout sur une chaise, je suis trop petite pour atteindre le détecteur, et elle est montée l’air furieux avec une pile de rechange. Et bientôt elle s’est mise à hurler que si j’avais mis en gage les livres de sa tablette spéciale, elle allait devenir folle ! J’ai failli lui dire que, pour ça, c’était trop tard. Tout ça parce qu’un jour j’ai mis en gage six de ses livres rejetés – des livres qui étaient dans une foutue boîte destinée à la fondation pour la lutte contre le diabète et pas sur la tablette spéciale – pour m’acheter un de ces foutus albums Archie qu’elle désapprouve à cause des stéréotypes féminins et pour lesquels elle ne me donne jamais d’argent ! Je criais du bas des marches. Elle criait d’en haut. Ces livres m’aident à vivre ! Ces livres sont ma vie !


Traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné.