Extrait de l’œuvre
Chapitre 3 : Le journalisme
Dans quelles circonstances êtes-vous entrée au Devoir ?
Tout à fait par hasard. Le compagnon de ma sœur était journaliste aux pages économiques du Devoir. Vers la fin de l’été, en 1973, il m’a informée de l’ouverture d’un poste dans le secteur de l’éducation et m’a suggéré de poser ma candidature. J’étais sceptique pour une raison toute simple : j’étais une fille ! Mais j’ai tenté ma chance par lettre, puis j’ai fait le siège plus ou moins constant du bureau du directeur, Claude Ryan, et j’ai finalement réussi à le convaincre de m’offrir un poste de surnuméraire au printemps suivant. Mon profil correspondait exactement au poste. Mais M. Ryan dirigeait Le Devoir depuis une décennie et il n’avait jamais engagé une femme. La décision le déstabilisait, non parce qu’il était misogyne, mais – et il me l’a dit très clairement – parce que les femmes, lorsqu’elles se mariaient et avaient des enfants, ne pouvaient plus respecter les horaires de la rédaction. Mon célibat m’a sauvée ! Pour lui, ce statut était la preuve que je ne vivais pas en couple et que je n’avais pas de progéniture… J’ai failli lui promettre de m’en passer.
Cette conversation folklorique demeure dans mes annales, mais je souligne par là qu’il n’a jamais laissé entendre que les femmes n’étaient pas faites pour le métier. Au contraire, il était impressionné par mon parcours au sein du mouvement étudiant, par mon expérience du journalisme étudiant, par ma qualité d’écriture. Il ne m’a posé aucune question en termes moraux ou religieux. Il a enfin pris le risque de me recruter et s’en est montré satisfait dès les débuts. Il a rapidement régularisé mon statut. Et c’est lui qui m’a poussée à devenir correspondante politique à Québec, puis à Ottawa, alors que des collègues masculins me mettaient en garde: selon eux, la place d’une femme n’était surtout pas sur la ligne de feu ! Ma première journée au 211, rue du Saint-Sacrement, en avril 1974, a été et demeure un des plus beaux jours de ma vie. Plus pleinement heureux que celui de ma nomination à la direction du journal, le 11 juin 1990.
Quelle était l’influence du Devoir dans la société québécoise de l’époque ?
L’influence réelle est toujours difficile à mesurer, mais Le Devoir, quand j’y suis arrivée, était toujours le journal de référence, surtout politique, pour ce qu’on appelait « les élites », les personnes s’intéressant aux affaires publiques, très scolarisées, préoccupées par les questions sociales et culturelles. Mais là s’arrêtait le consensus, car ces mêmes groupes étaient fortement divisés autour de la question, fondamentale, de l’avenir politique du Québec. La croissance rapide du mouvement souverainiste, avec la création du Parti québécois en 1968 et l’élection de quelques députés en 1970, puis en 1973, trouvait un écho favorable chez de très nombreux lecteurs; le courant avait cessé d’être marginal. Le Devoir pouvait compter aussi sur un nombre important de lecteurs attachés au fédéralisme, au lien avec le Canada, pensée dominante chez les gens d’affaires, mais aussi chez les intellectuels pour lesquels la véritable affirmation du Québec devait et pouvait s’incarner dans une présence canadienne-française forte et incontournable au sein du gouvernement canadien.
La croissance rapide du mouvement souverainiste, avec la création du Parti québécois en 1968 et l’élection de quelques députés en 1970, puis en 1973, trouvait un écho favorable chez de très nombreux lecteurs ; le courant avait cessé d’être marginal.
Extrait du livre
Le Devoir devenait alors un terrain fertile pour ce débat, pour cet affrontement non seulement entre ses lecteurs, mais aussi entre ses artisans, notamment à la rédaction. Je l’ai vécu dès mon arrivée au printemps 1974. Pourquoi Claude Ryan, qui dirigeait Le Devoir depuis dix ans, se préoccupait-il d’embaucher des jeunes alors que le recrutement était plutôt stagnant jusque-là ? C’est que des journalistes avaient fait défection vers le quotidien Le Jour, fondé par Yves Michaud, dont le premier numéro avait été publié le 28 février 1974. Je dois certainement à la création du Jour d’avoir surmonté les dernières réticences de M. Ryan devant ma candidature. La rivalité était vive entre nos deux publications, même dans les pages d’information. Je l’ai ressentie dans la couverture de l’éducation tout comme à l’Assemblée nationale. Les rédacteurs du Jour ont eu pendant quelque temps le vent dans les voiles et n’hésitaient pas à prédire l’agonie du Devoir… C’était le reflet d’une guerre active entre Le Devoir et le Parti québécois. Puisque le directeur du Devoir exprimait avec fermeté son appui au fédéralisme, les souverainistes se donneraient leur propre journal. L’idée était celle de Jacques Parizeau. L’aventure était périlleuse et coûteuse pour le PQ, elle s’est terminée dès 1976, mais elle donne en soi une mesure de l’influence dont on créditait Le Devoir à l’époque.