Extrait de l’œuvre
Le Marsouin, appartement 202
11 h 39 – Humidex : 38oC
Ça va être aujourd’hui… trop mal… La jambe. L’estomac. Le foie. Le crâne. Surtout le crâne. Fait trop chaud pour continuer… Le Marsouin veut cesser de vivre, il en a la conviction. Voilà deux mois qu’il prépare son estomac à cette ultime étape. L’alcool à friction avalé au quotidien avait une double fonction : le soûler à moindres frais et lui démolir le système gastrique pour de bon, sans espoir de retour. Le Marsouin avait grandi, puis grossi selon la conviction que « la vie sert à préparer une mort honorable, une mort choisie ». Cette idée, son père la lui avait répétée chaque jour jusqu’à son prévisible suicide. Dans le dernier souvenir de son père en vie, le Marsouin regarde un homme fatigué enfiler son dernier chandail propre, il voit un œil lourd croiser le sien, il sent cette paume chaude toucher sa joue. Le Marsouin revoit son père cueillir les premières fleurs de juin au pied d’un talus. Il forme un maigre bouquet qu’il ne dépose pas sur la tombe de sa femme, enterrée au pied du seul bouleau accroché au terrain. Son père reste longtemps devant la sépulture, immobile, ses quelques fleurs fragiles à la main. Sa sœur et lui ont faim. C’est l’heure du dîner. Le Marsouin revoit un bol de gruau gris comme une averse. Ensuite, plus rien, le vide. Un saut de mémoire. Il voit des flashs, des images suspendues entre la fixité et l’imperceptible mouvement. Il se rappelle vaguement du visage bleu. De la langue rose, sortie entre les lèvres.
L’odeur d’une terre qui implorait les pluies. La poutre usée, équarrie à la hache. La colère des voisins à la découverte du corps dans leur grange. Le bouquet de fleurs tombé non loin du pendu. C’était il y a longtemps. Il y avait la guerre en Europe. Dans le temps… Dans quelques minutes, le Marsouin se lèvera sans utiliser sa jambe ravagée par la gangrène. Il sautillera jusqu’à sa porte, la fermera à clé pour la première fois en près de trois mois. Pourvu qu’elle ferme… c’est pas un show que j’ai envie de donner…
— Ayoye ! Maudite jambe…
La porte se ferme sans résister. Bon signe… Le Marsouin ne brûlera aucune étape. À midi, il regardera le bulletin de nouvelles télévisé. À 12 h 30, il appellera sa sœur, toujours à Marsoui, dira avoir les moyens de payer l’interurbain. Sa sœur sera heureuse de parler sans contrainte. Elle ne soupçonnera rien de ses projets. À 13 h 30, il se fera couler un bain. Son dernier coup de savon remonte à plus de trois semaines. Il se décrassera par déférence pour les employés de la morgue. À 13 h 45, il terminera son journal personnel. Voici le texte qu’il écrira :
2 juillet 2006
13 h 45
Appartement 202, immeuble Le Galant,
Montréal
Dernière entrée. Pas de récapitulation, vous n’avez qu’à lire les pages précédentes. Si quelqu’un veut publier ce journal, il a ma permission. Il n’aura qu’à poster les chèques à ma sœur, Gertrude Sergerie, qui habite une maison mobile dans le canton de Marsoui. Sinon, tant pis, j’aurai écrit ça pour rien. Ce serait en suite logique avec le reste. Pour rien. Est-ce que j’ai vécu pour rien ? Tout à fait. Est-ce que j’ai bâti quelque chose, fondé une famille, apporté quoi que ce soit au monde ? Non. J’ai consommé de l’air, de l’eau, de la viande et de la bière. Rien d’autre. Parce que j’en avais le droit. Si je n’ai pas soigné mes maladies, c’est par dégoût. Je ne mérite pas de mourir naturellement parce que je n’ai jamais vécu naturellement. Je me console en sachant ne pas être seul dans cette situation ridicule. Ça donne presque un sens à ma mort.
Adieu. Mon nom était Guy Sergerie, surnommé le Marsouin, mort et fier de l’être.
Le Marsouin achèvera son journal à 14 h 32. Il aura révisé son brouillon à deux reprises avant d’écrire la version finale avec une attention quasi monastique. Il placera son cahier Canada à la base d’une pile contenant 221 cahiers similaires, écrits à simple interligne, au crayon à mine. Il ficellera le paquet, collera un papier portant la mention « Ne pas jeter ». Après un dernier regard posé sur ses mémoires, il marchera de nouveau sur sa jambe valide pour contempler la rue. Il y verra une femme rousse allumer une cigarette sur le trottoir devant l’entrée du Galant. Il hochera de la tête. Je croyais que les putes racolaient plus devant l’immeuble… À 14 h 55, le Marsouin sera allongé dans son lit pour avaler quinze cachets d’Ativan suivis de soixante cachets de Coumadin avec une ultime rasade d’alcool à friction. Le Marsouin fermera ses yeux, posera les mains sur sa poitrine, attendra une mort qu’il voudra douce et soyeuse comme la chevelure d’une reine. Il découvrira que mourir n’est pas si simple.
Livre publié dans la collection « Boréal compact ».