Extrait de l’œuvre
Extrait de la préface de Sophie Dubois
«[I]l est aussi important de lire LE REFUS GLOBAL que de savoir dans quel pays et dans quelle famille on est né. » Telle est l’opinion – révélatrice par son caractère hyperbolique – d’un journaliste au moment où paraît une nouvelle édition du recueil Refus global dans les années 1970. Orné d’un article défini, le « Refus global » apparaît bien comme une œuvre singulière dans le paysage culturel québécois, œuvre dont le statut symbolique possède un fort accent identitaire. Néanmoins, pour bien comprendre de quelle œuvre il est question, il faut d’abord distinguer le recueil original Refus global du texte éponyme « Refus global », rédigé par Paul-Émile Borduas et placé en ouverture du recueil. À l’origine, le manifeste Refus global est en effet un recueil de textes, collectif et pluridisciplinaire, lancé par le groupe automatiste le 9 août 1948 à la Librairie Tranquille. Ce recueil comprend, outre le texte éponyme, deux autres textes de Borduas, trois courts « objets dramatiques » de Claude Gauvreau, un texte sur la danse de Françoise Sullivan, un essai sur l’expérience esthétique de Bruno Cormier, un tract manuscrit de Fernand Leduc ainsi que des photographies d’œuvres et d’expositions du groupe par Maurice Perron.
Or, de nos jours, lorsqu’on évoque « Refus global », on fait généralement référence au texte de Borduas cosigné par quinze membres du groupe (soit neuf hommes et sept femmes). En plus des auteurs du recueil déjà mentionnés, les cosignataires du texte sont Madeleine Arbour, Marcel Barbeau, Marcelle Ferron, Pierre Gauvreau, Muriel Guilbault, Jean-Paul Mousseau, Louise Renaud, Thérèse Renaud-Leduc, Jean Paul Riopelle et Françoise Riopelle. C’est ce texte, aujourd’hui considéré comme un lieu de mémoire, un mythe fondateur, un classique ou un emblème de la modernité culturelle au Québec, qui est réédité ici, non seulement parce qu’il s’agit d’un texte phare dans le paysage culturel québécois, mais aussi parce que la pertinence de son propos est encore vive soixante-quinze ans plus tard.
Les Automatistes et leur vision du monde
Les Automatistes sont un groupe d’artistes et d’intellectuels se réunissant à l’atelier du peintre Paul-Émile Borduas dans les années 1940. On compte, parmi eux, des étudiants à l’École des beaux-arts ou à l’École du meuble, où enseigne Borduas ; ils amorcent alors des carrières qui feront d’eux certains des plasticiens les plus importants du Québec quelques années plus tard. D’autres membres du groupe se consacrent à l’écriture, à la photographie, à la danse ou à la psychiatrie et sont aujourd’hui reconnus comme des avant-gardistes dans ces domaines. Derrière la dimension pluridisciplinaire du groupe, les Automatistes partagent une vision monde et de l’expression artistique. Évoluant dans le Québec des années 1940 dirigé par l’Union nationale de Maurice Duplessis, les Automatistes – comme Jean-Charles Harvey l’a fait trois ans avant la parution de Refus global dans sa conférence «La peur» – s’en prennent dans leur manifeste au clergé et au conservatisme, auxquels ils reprochent d’étouffer le «petit peuple» canadien-français « serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du savoir, de la vérité et de la richesse nationale ».
[Ce] texte, aujourd’hui considéré comme un lieu de mémoire, un mythe fondateur, un classique ou un emblème de la modernité culturelle au Québec, qui est réédité ici, non seulement parce qu’il s’agit d’un texte phare dans le paysage culturel québécois, mais aussi parce que la pertinence de son propos est encore vive soixante-quinze ans plus tard.
Extrait de la préface
Cela dit, « Refus global » s’attaque plus largement à l’ensemble de la société occidentale rationaliste et utilitariste qui brime l’expression libre, spontanée, de la sensibilité, dans l’art comme dans la vie. La pensée des Automatistes s’inscrit en effet dans un contexte qui dépasse celui des années 1940 au Québec : elle s’inspire de l’exploration de l’inconscient prônée par les Surréalistes (avec lesquels Jean Paul Riopelle et Fernand Leduc sont d’ailleurs en contact), mais aussi d’un certain personnalisme, courant d’idée spiritualiste développé en France dans les années 1930 auquel on peut notamment rattacher la volonté, exprimée dans le texte, de mettre fin à « l’écartèlement entre les puissances psychiques et les puissances raisonnantes ». En ce lendemain de Seconde Guerre mondiale, les Automatistes sont également imprégnés d’un sentiment d’angoisse qui conduit à un dégoût de la science et du progrès, et le climat de la guerre froide leur fait envisager la possibilité d’une troisième guerre mondiale qui en vient à symboliser, pour eux, l’avènement d’une nouvelle civilisation.
Ainsi, au-delà de la formule « Au diable le goupillon et la tuque ! » à laquelle est bien souvent réduit le manifeste, c’est le « Refus de toute intention, arme néfaste de la raison » qui devrait aujourd’hui retenir notre attention, alors que nous vivons toujours dans une société où la raison prime l’émotion, où la prévisibilité et l’intentionnalité l’emportent sur la spontanéité ou l’intuition. Pour les Automatistes, l’objectif n’est donc pas seulement de se libérer de la prétendue « Grande Noirceur » à laquelle on oppose généralement « Refus global », mais bien, de façon plus ambitieuse, de « renouveler les fondements de notre sensibilité, de notre subconscient, [et de] permettre la pleine évolution émotive de la foule » au sein d’une civilisation nouvelle.
Livre publié dans la collection « Boréal compact ».