Jean BernierÉditorial

La vie mode d’emploi

Cet escalier du 4447, rue Saint-Denis!  Comme il en aura vu des gens passer!

Je me souviens de Gaston Miron qui m’attendait juste au pied, s’étant arrêté pour acheter quelques-unes de nos nouveautés avec l’air de se demander d’où sortaient ces blancs-becs qui venaient de se poser dans le quartier et qui prenaient vraiment beaucoup de place dans les médias.

Je me souviens de la cane de Serge Bouchard, sur laquelle il appuyait son menton, lui qui restait assis au rez-de-chaussée, arborant l’air noble et imposant d’un roi shakespearien.

Je me souviens du tonitruant « Cher baron! » avec lequel Daniel Pinard m’interpellait chaque fois qu’il apparaissait avant de filer vers l’entrepôt maison.

Je me souviens de Dany débarquant avec un énorme cartable sous le bras et me demandant de rassembler l’équipe pour qu’il nous montre son nouveau roman, celui avec ce qu’il appelait « les doodles ».

Je me souviens d’avoir vu se croiser dans cet étroit escalier, au cours d’un de nos lancements, Josée Blanchette et Robert Lévesque, systèmes météorologiques irréconciliables dont la rencontre a causé d’invisibles mais palpables tourbillons. Comme au même lancement, ou à un autre, peut-être?, Gérard Bouchard croisant Jocelyn Létourneau.

Je me souviens du pantalon de camouflage des deux policiers qui se tenaient de chaque côté de l’entrée, pistolet au poing, quand j’ai passé timidement la tête et que j’ai dû leur expliquer que notre stagiaire à la réception avait confondu le bouton d’ouverture de la porte avec le bouton « panique » relié à la centrale.

Je me souviens de l’oreillette des gardes du corps de John Saul quand celui-ci débarquait à l’improviste pour prendre un café alors qu’Adrienne était occupée par la visite de quelque œuvre caritative sur le Plateau Mont-Royal.

Mais ce n’est pas que l’escalier, ce sont toutes les pièces de cette maison qui résonnent de souvenirs. Le bureau de Pascal, au premier étage, par exemple.

Je me souviens du doute qui nous habitait, Pascal et moi, quand nous parlions du manuscrit de Courtemanche dont nous avions terminé la lecture. Le roman de l’ami Gil nous avait plu, heureusement, « mais qui donc au Québec a envie de lire un roman sur le génocide rwandais? » avais-je demandé.

Mais ce n’est pas que l’escalier, ce sont toutes les pièces de cette maison qui résonnent de souvenirs.

Je me souviens de la bonhomie de Jean Chrétien nous racontant son coup de fil à George Bush juste avant la guerre en Irak et disant à celui-ci : « I am not going, George! The evidence is not there. »

Je me souviens du regard espiègle de Margaret Atwood donnant l’impression qu’elle trouvait tout, absolument tout, terriblement amusant.

Ou encore mon bureau à moi, qui donnait au début directement sur la rue Saint-Denis, tout au sommet de l’escalier.

Je me souviens du petit sac à main rose bonbon que la travailleuse du sexe qui habitait la maison de chambre en face, juste au-dessus de l’échoppe de crème glacée, faisait rageusement tournoyer au bout de sa longue ganse quand les policiers sont venus l’arrêter au commencement de son quart, sur le trottoir, à neuf heures du matin.

Je me souviens de la pâleur de Gaétan Soucy quand il m’a remis à la première heure le manuscrit de La Petite Fille qui aimait trop les allumettes, après l’avoir terminé au cours de la nuit précédente. Je l’avais rappelé dès le lendemain (c’est bien la seule fois que cela m’est arrivé, vous pouvez me croire) pour lui dire mon ravissement. Il s’était offusqué : « Mais je veux de vrais commentaires! Fais-le lire à François Ricard! »

Je me souviens des larmes de Zaza, quinze ans plus tard, quand elle était entrée, bouleversée, pour me dire qu’elle venait de croiser Gaétan dans la rue et qu’il lui avait paru très malade. Quelques jours après, nous apprenions sa mort.

Je me souviens d’avoir posé les yeux sur le manuscrit dactylographié devant moi, d’avoir lu : « Ils étaient ici pour se reposer, se détendre, l’un près de l’autre, loin de tout, la fenêtre de leur chambre s’ouvrait sur la mer des Caraïbes… » et de m’être dit que, décidément, cette dame, qu’on avait peut-être trop vite rangée parmi les gloires passées de la littérature québécoise, était habitée par un souffle incomparable.

Je me souviens surtout des innombrables fois où j’ai descendu cet escalier parce que des boîtes de livres étaient arrivées de l’imprimeur et que j’allais déposer dans les mains de l’auteur un exemplaire de son ouvrage tout frais sorti des presses. Auteurs célèbres ou débutants, essayistes ou romanciers, c’était à chaque fois la même émotion, exprimée ou dissimulée tant bien que mal, à chaque fois cet instant hors du temps. À chaque fois une sorte de miracle.

Le Boréal quitte la rue Saint-Denis le 15 mai. Dans nos nouveaux locaux, aux Entrepôts Dominion, à Saint-Henri, il n’y aura pas d’escalier. Il faudra donc faire sans. Il y aura seulement un ascenseur, comme aux bureaux de la Côte-des-Neiges, où le Boréal logeait, en 1990, quand j’y suis arrivé. Mais il y aura le ciel infini au-dessus du canal, la piste cyclable qui le longe, la vue sur le centre-ville et les flots de lumière qui entreront par les immenses fenêtres percées dans les vieux murs, celles-là mêmes qu’on aperçoit sur une célèbre photo de Gabrielle Roy, dont l’ombre tutélaire plane sur le quartier depuis Bonheur d’occasion.

Ce serait donc cela, le secret? Habiter des lieux, en faire le berceau de tous nos souvenirs, ceux-là qui forment la matière même de nos vies, et puis s’en détacher pour aller ailleurs se fabriquer de nouveaux souvenirs qui auront d’autres théâtres. Et savoir que le miracle, celui des boîtes qu’on ouvre et des livres qu’on tient pour la première fois dans ses mains, continuera d’avoir lieu.