Denise BrassardAvec ou sans Kiki

Kiki, la reine de Montparnasse.

Notre entretien
avec l’autrice

Kiki de Montparnasse doit sa célébrité au regard des hommes, ces artistes qui l’ont prise pour modèle, mais elle semble passer toute sa vie à tenter de se réapproprier son image. A-t-elle réussi, selon vous ?

Quand, il y a 25 ans, j’ai formé le projet d’écrire un livre sur Kiki, mon intérêt portait sur le rapport du modèle au photographe, en l’occurrence Man Ray, dont elle fut la muse et la compagne durant six ans, et qui a contribué à la faire connaître et reconnaître encore aujourd’hui. Qui n’a pas vu Le Violon d’Ingres, cette célèbre photo où l’on a reproduit sur son magnifique dos nu les ouïes d’un violoncelle ? Le personnage m’apparaissant alors plutôt naïf, ma prémisse était qu’elle reprochait au photographe de lui voler son âme, ce qui devait en effet la lancer dans une quête visant à se réapproprier son image. Mais au fil de mes recherches, cette hypothèse s’est trouvée remise en question et finalement renversée. J’en suis venue à la conclusion qu’elle n’était pas si attachée à son image qu’on pouvait le croire. Ce qu’elle en appréciait, c’était qu’elle lui serve, en quelque sorte, de passeport pour l’amour et l’amitié, et aussi bien sûr pour l’atelier des peintres. Mais à bien y regarder, et considérant la relation qu’elle entretenait avec ces derniers, ce qu’elle leur offrait, c’était, au contraire d’une image, la vie vivante, vibrante, bref sa liberté. Et cette liberté, qui ne manquait pas de rejaillir sur eux, agissait dans les deux sens. C’est parce qu’elle est changeante, imprévisible, jamais la même, que les peintres la rappellent et la redécouvrent sans cesse. Or, c’est cette liberté, acquise de haute lutte et grâce en partie aux artistes, qui fut l’objet de son combat jusqu’à la fin de ses jours. Bien sûr, l’icône, le mythe qu’elle était devenue à la fin de la vingtaine reposait sur une image, dont certains ont abusé, en essayant notamment de se faire passer pour elle. Mais elle-même n’en était pas dupe. Donc en un sens oui, on peut dire que dans une certaine mesure son image lui a échappé. Mais, chose certaine, elle n’a jamais abdiqué sa liberté.

 

Qu’est-ce qui rapproche votre narratrice, une Nord-Américaine, quarantenaire, intellectuelle, de Kiki de Montparnasse, cette enfant de Paris, issue des milieux populaires ?

De prime abord, rien ne les rapproche, sinon une vague ressemblance physique que la narratrice se trouve avec le modèle des photos de Man Ray lorsqu’elle les découvre, dans la vingtaine. C’est bien plus tard que leurs affinités se révèlent, et à mesure qu’elle découvre la femme derrière le modèle, mais aussi l’artiste, celle qui passe de l’autre côté du miroir. Alors qu’elle est à Paris pour écrire son livre, la narratrice, séparée depuis un an, est rattrapée par le deuil d’une longue relation amoureuse qu’elle a eue avec un artiste et qui n’est pas sans rappeler, par certains aspects, la relation de Kiki et de Man Ray. C’est donc tout d’abord à travers cette parenté entre leurs vies amoureuses respectives que les deux femmes se rejoignent. Puis, au fil des réflexions que suscitent ces rapprochements, l’amour est considéré dans un sans plus large et sur une échelle temporelle plus vaste. Sa mère ayant été forcée de l’abandonner dès sa naissance, Kiki a souffert du manque d’amour. Il en va de même pour la narratrice, bien que pour des raisons différentes, et cela aura des répercussions sur la vie amoureuse de l’une comme de l’autre. Enfin, il y a le rapport à la création, problématisé à travers les difficultés que la narratrice rencontre dans son projet d’écriture (le sort semble s’acharner contre lui), un aspect de la vie de Kiki qui n’avait à ce jour, à ma connaissance, pas été véritablement investi, et j’entends ici non seulement son rapport à la chanson, mais aussi à la peinture et à l’écriture. C’est là une autre parenté entre les deux femmes, et elle m’a paru d’autant plus intéressante que la narratrice est au mitan de sa vie lorsqu’elle approche son personnage, ce qui l’amène à focaliser moins sur le modèle que sur l’artiste et à éclairer, depuis le point de vue de la créatrice, cette indomptable liberté qui la caractérise.


 

C’est parce qu’elle est changeante, imprévisible, jamais la même, que les peintres la rappellent et la redécouvrent sans cesse.

Extrait de l’entretien


 

Votre narratrice erre dans Paris à la recherche de Kiki. Quel rôle cette ville joue-t-elle dans le destin de ces deux femmes ?

Depuis une vingtaine d’années, je m’intéresse à la géopoétique et cette approche, qui fait dialoguer philosophie, science et poésie, a pris de plus en plus de place dans ma démarche d’écriture. Sans qualifier Avec ou sans Kiki de roman géopoétique, ce qui serait inexact, je ne peux nier l’importance que la ville a eue dans l’élaboration et la structuration du livre, qui ne pouvait pas emprunter une forme linéaire, car il ne s’agit pas d’une biographie, même s’il comporte une part de biographique. Le destin de Kiki étant étroitement lié à Paris, et en particulier Montparnasse, la ville devait occuper une place centrale dans le livre, voire y atteindre au statut de personnage. D’où le rôle primordial qu’elle a joué dans son organisation, et d’où l’importance des explorations et déambulations de la narratrice. Cela toutefois n’allait pas sans poser de défi. Écrire sur Paris, a fortiori sur cette période et ces personnages mythiques, pour une écrivaine québécoise qui ne vit pas à Paris, est pour le moins intimidant. Cela n’est sans doute pas étranger au temps que j’ai mis à écrire ce livre. Mais c’est aussi la raison pour laquelle la narratrice y a pris une telle place, ce qui n’était pas prévu au départ. C’est qu’il existe un autre point de ressemblance entre les deux femmes : étant toutes deux d’origine provinciale, elles ont trouvé dans la ville un nouveau lieu de naissance, à elles-mêmes et au monde (Kiki à Paris, la narratrice à Montréal). De même que Kiki s’est cherchée et s’est trouvée dans la ville, de même la narratrice ne pouvait rencontrer Kiki, ou plutôt se rencontrer elle-même, qu’en se laissant guider par la ville. Cette connivence la plaçant en somme à égalité de son personnage, elle peut dès lors investir Paris à son gré, sans complexe ni crainte des ombres portées.


Livre publié dans la collection « Liberté grande ».