Cherie DimalineChasseurs d’étoiles

La suite captivante de Pilleurs de rêves.

Extrait de l’œuvre

Chapitre 1
Preuve de vie

French

J’ai rêvé à mon frère. Dans mon rêve, on était encore enfants. Mitch avait le même âge que la dernière fois où je l’ai vu, gauche et dégingandé. On était assis dans une cabane de bois perchée dans un arbre, aux murs minces et croches : celle où il a été enlevé il y a si longtemps. J’ai essayé de parler, de l’avertir que les Recruteurs s’en venaient et qu’ils allaient l’emmener, et que j’allais rester tout seul comme une boule de Noël oubliée sur une branche. Mais aucun son ne sortait de ma bouche, rien que les bulles vides d’une bande dessinée inachevée. Mitch riait comme si je lui racontais les meilleures blagues du monde. « Frenchie, t’es trop crampant ! » a-t-il lancé, ses paroles se changeant aussitôt en petits avions de papier pour fendre l’air autour de lui. Entre nous deux, un petit soldat de plastique vert épaulait un fusil tordu, un genou posé à terre. Le mot crampant a piqué du nez vers la figurine et l’a renversée.

L’impact du plastique contre le bois a fait autant de bruit que si un éclair avait pulvérisé un chêne. Dehors, le monde tournait en accéléré, le soleil et la lune se succédant au rythme effréné d’une partie de chaises musicales menée par des violoneux. Je nous ai vus dans la cabane, puis j’ai vu la cabane au milieu d’un champ, lui-même au cœur d’une forêt, elle-même entourée d’un réseau décousu de villes et d’autoroutes, comme un collier brisé aux perles éparpillées sur un tapis vert. L’eau se déversait à flanc de montagnes entre les amas de pins, suivie de coulées de boue semblables à du vomi noir. Des grêlons aussi gros que des assiettes s’abattaient sur l’asphalte fissuré ou s’écrasaient contre les édifices. Des gens surgissaient pour se volatiliser aussitôt, comme s’ils n’étaient qu’une erreur de montage, laissant derrière eux des ombres et des trous. Les lacs, empoisonnés à mort, scintillaient comme des sous noirs à la lumière du soleil et du clair de lune. Les icebergs fondaient et tout se déformait comme si la glace en avait été la charpente. Les océans recrachaient d’énormes vagues de déchets transformant les plages en déserts de bouteilles de plastique et décorant les arbres de confetti faits d’emballages délavés et de morceaux de métal. Fantômes fripés et virevoltants, les sacs d’épicerie régurgités par les flots tournoyaient le long des rues détruites. Voilà ce que le monde était devenu. Et ce n’était même pas ça, le pire.

Soudain, on n’était plus dans la cabane, Mitch et moi, mais dehors, dans une banlieue de brique et de vinyle, avec des pissenlits qui perçaient l’asphalte comme des épines et nous arrivaient aux genoux. Je tenais la main de mon frère, debout devant une rangée de maisons vides aux vitres aussi noires que des dents pourries. Des gens nous dépassaient en toussant, crachant du sang sur leur chemise. Ils se tenaient le ventre ou la tête ou les côtes à deux mains, des masques chirurgicaux pendant à leurs oreilles comme des bijoux de seconde main. Ils avaient la peste. Dans toutes les entrées de cour, les poubelles débordaient de seringues – tant de vaccins et remèdes jetés parce qu’inefficaces. Les gens se fonçaient dedans et s’enfargeaient dans les vidanges, piétinant les tas d’aiguilles. Ils avaient l’air à moitié fou des Sans-rêves, des animaux les plus dangereux au monde. La peur au ventre, j’ai serré la main de Mitch. Les Sans-rêves avaient commencé à marcher différemment, le dos courbé et les doigts toujours à moitié tendus, prêts à se refermer sur quelque chose. Ces personnes-là n’avaient nulle part où aller. Elles avaient cessé de se pointer aux chantiers de reconstruction où elles travaillaient, cessé d’aimer leur douce moitié. Elles finissaient pendues comme de lourdes décorations aux branches des arbres couverts de confetti. Du coin de l’œil, je les voyais à présent, avec leur visage bouffi tourné vers le sol et leurs pupilles aveugles. J’entendais dans la brise le bruit creux de leurs chaussures qui s’entrechoquaient.

Dans la rue, les gens commençaient à nous remarquer, tournant lourdement les talons pour tituber vers nous, les mains avides. J’ai fermé les yeux et enfoui mon visage dans l’épaule de mon frère. Je l’entendais panteler, mais je ne trouvais pas les mots pour nous calmer ni l’un ni l’autre. Ils avaient réalisé ce qu’on était: des rêveurs, des pourvoyeurs, une source de carburant. Je savais ce qu’ils voulaient. J’avais déjà vu une meute de chiens broyer des os dans un stationnement, aboyant, dévorant la moelle et grondant tous ensemble entre leurs crocs – une voracité cacophonique. Une femme en survêtement beige avançait vers nous. Elle avait la tête un peu croche, le visage contorsionné et les cheveux remontés en une longue queue de cheval serrée. Elle s’est approchée à petits pas dans ses espadrilles blanches jusqu’à ce que je sente son souffle contre ma joue. J’ai fermé les yeux. Je l’entendais ouvrir et fermer la mâchoire, puis elle a poussé un grondement sourd, comme si une bobine de ruban se déroulait dans sa gorge. C’est là que j’ai retrouvé ma voix pour hurler…
J’ai ouvert les yeux.


Traduit de l’anglais par Madeleine Stratford.