Notre entretien avec l’autrice
Vous racontez dans ce livre les dix années de votre vie pendant lesquelles vous avez été la cible de violence conjugale. Vous écrivez : « Au début, mon fils n’était pas encore né. Il a maintenant neuf ans. Je réapprends à parler alors qu’il parle depuis longtemps. » Comment cette redécouverte de la parole s’est-elle traduite sur le papier ? Ce texte a-t-il d’abord dû passer par des balbutiements ?
L’écriture de ce livre a exigé beaucoup de temps et de remises en question. Le texte a pris plusieurs déclinaisons. J’ai essayé longtemps de trouver la forme idéale. Celle qui, croyais-je, parviendrait à traduire mon expérience avec une exactitude quasi chirurgicale. Or cela n’était pas possible. Les souvenirs sont inévitablement déformés par le passage du temps. Notre histoire nous appartient de moins en moins même si notre corps la porte parfois comme si elle s’était déroulée la veille. Devant ma table d’écriture, je me retrouvais dans de vieux réflexes (sorte d’artéfacts), mais moins dans l’acte d’écrire en tant que tel. La poésie allait encore en raison de la brièveté des scènes. Il m’était facile, voire essentiel, de m’y diriger. Mais un récit (un roman, une nouvelle) était plus compliqué. Cela commandait un état dans lequel je n’étais pas encore et dans lequel je n’aurais pas pu être avant la fin du processus judiciaire par lequel je suis passée. Les mots me dépassaient. Ils étaient toujours en avance sur ma propre capacité à dire. De plus, dans le système judiciaire, chaque mot est pesé et sous-pesé. Il faut être totalement certain de ce qu’on s’apprête à raconter. Je crois que cet impératif m’a longtemps empêchée de prendre quelque risque que ce soit, même dans l’écriture. Tout était à (ré)apprendre.
Tout cela m’appartient est le livre d’une poète. Le souci de la forme y est omniprésent. Par contre, jamais nous n’avons l’impression que vous « poétisez » une situation extrêmement douloureuse. Que vous a apporté la parole poétique dans votre cheminement personnel et dans l’écriture de ce livre ?
En effet, il était très important pour moi de ne pas magnifier une expérience traumatique. C’est d’ailleurs une autre des raisons pour lesquelles l’écriture de ce livre a pris tant de temps. J’avais un malaise à l’idée d’extraire de la beauté de la violence. C’est sans doute pour cette raison que je me suis dirigée naturellement vers une forme plus poétique. D’aussi loin que je me souvienne, la poésie me permet de faire sens de la discorde tout en conservant une certaine distance – et en me permettant d’être moi-même, ce qui peut sembler contradictoire. Grâce à elle, je peux me préserver, en quelque sorte. J’ai l’impression d’avoir plus de liberté et plus d’espace pour m’exprimer plutôt que de devoir m’en tenir à une forme peut-être plus rigide. Le matériau poétique autorise les compromis, ce que je retrouve moins dans les autres formes d’écriture. Je dirais même que la poésie est ma langue maternelle. C’est à travers elle que je pense, que je vis et que j’évolue en tant qu’être humain. La parole poétique n’est pas figée. Elle glisse, bouge, se transforme. Dans Tout cela m’appartient, je souhaitais que chaque personne lectrice puisse s’y retrouver, et ce, même sans avoir vécu ce qui y est décrit, car la poésie permet cela : un retour vers soi.
À cette parole poétique s’oppose, dans le livre, une autre parole, désincarnée, hostile, celle de la justice, des dépositions, des policiers. Comment ne pas être déchirée par l’opposition radicale qu’il y a entre ces deux paroles ?
Je n’ai pas souvenir d’avoir ressenti un déchirement entre ces deux types de parole, car ils sont associés à deux univers complètement différents. D’un côté, l’intimité du foyer dans lequel se déroulent les événements (parole poétique). De l’autre, un monde on ne peut plus extérieur, désincarné comme vous dites, très loin de tout ce que nous sommes ou de ce que nous avons pu être au courant de notre existence. Maintenant que j’y pense, l’altérité – le choc – est tellement grande qu’il n’y a rien à en tirer. Rien ne peut nous préparer à ce qui nous attend. Nous sommes mis à distance de nous-mêmes et nous devenons spectateurs de notre propre vie. A posteriori, je me rends compte que relater mon parcours dans le système judiciaire a été beaucoup plus ardu que d’aborder les événements qui m’y ont menée. Face aux policiers, aux enquêteurs et aux avocates, je me sentais déconnectée de ma propre histoire. C’était comme entrer dans une quatrième dimension. Dans la sphère judiciaire, toute prise de parole peut vous couper le souffle, vous empêcher de dormir, vous réduire à néant. Les mots sont rarement des alliés. Alors qu’ils m’avaient toujours aidée à traverser la vie, voilà qu’ils me trahissaient. Ils ne faisaient que me rappeler tout ce qui n’avait pas fonctionné. Moi qui ne parlais plus depuis longtemps, voilà que je voulais encore moins parler. Je me contentais de l’essentiel, car après tout, c’est ce qu’on me demandait de faire.
Je dirais même que la poésie est ma langue maternelle. C’est à travers elle que je pense, que je vis et que j’évolue en tant qu’être humain.
On pourrait croire que couper à tout jamais les ponts avec le passé serait la seule façon de se libérer d’une telle expérience traumatique. Au contraire, vous dites en regardant derrière vous : « Tout cela m’appartient. » Quel chemin vous a amenée là ?
Je ne crois pas que l’on puisse couper les ponts avec son passé à tout jamais. Je ne sais même pas si cela est souhaitable. On dit qu’il faut savoir d’où on vient pour savoir où on va. Je pourrais aussi ajouter qu’il faut savoir d’où on vient pour savoir où on ne veut plus jamais aller. Ce que nous vivons nous façonne, pour le meilleur et le pire. Bien souvent, nous ne choisissons pas ce qui nous arrive. En revanche, les réactions qui en résultent nous appartiennent. Vient toujours un moment où nous avons la possibilité de reprendre le pouvoir sur ce que nous avons vécu, notamment par la manière dont nous y réagissons. Cette prise de pouvoir, aussi minime puisse-t-elle paraître, me semble essentielle à la poursuite d’une existence marquée par un épisode traumatique. Je ne me considère pas comme une guerrière. Je ne décrirais pas mon livre comme une littérature de combat. Cependant, maintenant que dix années me séparent du moment où tout cela a commencé, force m’est de constater que je me sens plus sereine. Fatiguée, certes, mais soulagée du chemin parcouru. Faire face à son histoire, avec tous les chamboulements qui en découlent, ne se fait pas facilement. Mais c’est ce qui me permet aujourd’hui de regarder en avant et de dire Tout cela m’appartient.