Eveline PayetteUn don du ciel

Ruby refuse de grandir. Ou plutôt, elle refuse de devenir une personne ordinaire.

Notre entretien
avec l’autrice

Un don du ciel examine le moment précis de la fin de l’enfance, de la perte des idéaux. Qu’est-ce qui, dans cette période particulièrement trouble, vous a intéressée ?

La transition de l’enfance à l’adolescence est une période qui me touche particulièrement. C’est un passage précieux, fragile. Une traversée sur un fil de fer. Comme enfant, on dispose de bien peu d’emprise sur notre vie, on est soumis aux choix des adultes autour de nous et à leur vision du monde. Pour le meilleur ou pour le pire, on est aussi un peu prisonnier de leurs projections sur nous. À l’adolescence quelque chose bascule : on commence à voir nos parents sous un jour plus humain, à distinguer leur parcours du nôtre, à remettre en question leurs points de vue. On se découvre alors à tâtons, par essais et erreurs. On entrevoit la possibilité de se construire autrement, tout en portant encore le poids des attentes et des récits dont on a hérité. Ce qui m’intéressait chez Ruby, c’est la façon dont elle exerce, à sa manière, une forme de pouvoir sur sa propre vie. Ruby veut vivre avec un grand V, tandis que Claire et François semblent désengagés de leurs propres existences. Sa dernière année d’enfance se déploie dans une tension constante : avec d’un côté, le besoin fondamental d’être aimée et reconnue par des parents incapables de lui offrir ce qu’elle cherche, et de l’autre, son aspiration à entrer dans le monde par elle-même. À travers Ruby, je voulais explorer ce moment délicat de grand courage où l’on apprend à déposer les bagages de ses parents, à prendre la parole pour soi, à tracer sa propre voie et à plonger dans son histoire.

Dans Un don du ciel, Ruby est absolument fascinée par le phénomène des enfants stars. Sa passion passe d’abord pour une lubie, mais on se rend vite compte que c’est une manière pour elle d’échapper à la réalité. Comment vous est venue l’idée de faire de cet intérêt pour le vedettariat une sorte d’échappatoire à une vie familiale difficile ?

À douze ans, mon père était soliste dans une grande chorale. Il avait enregistré un disque avec son chœur et était même apparu à la télévision américaine. Enfant, son histoire, comme celle des enfants vedettes, me fascinait. Je croyais qu’il valait mieux chercher à être exceptionnel et célèbre le plus tôt possible, et qu’une vie bien vécue devait forcément être une vie reconnue. Les enfants vedettes donnaient l’impression d’avoir gagné à la loterie lorsqu’ils étaient découverts. Une vie ordinaire me semblait donc presque un destin raté, invisible et sans trace. L’idée de ce roman est née de l’observation que, même à l’âge adulte, cette croyance juvénile persiste et que beaucoup continuent secrètement d’attendre un extraordinaire imminent qui viendrait, comme par magie, tout transformer et embellir leur vie. Je voulais explorer cette attente et l’impératif de performance qu’elle impose aux jeunes comme unique voie possible. A-t-on encore le droit d’être ordinaire ou sommes-nous condamnés à la flamboyance ? Que se passe-t-il si l’extraordinaire tant attendu ne vient jamais ? Reste-t-on prisonnier de cette attente ? Une vie ordinaire peut-elle avoir du sens et être aussi valable qu’une vie de rayonnement ? Aujourd’hui encore, je retrouve cette fascination de mon enfance dans le vedettariat instantané des réseaux sociaux. Je crois que ce questionnement est à la fois éternel, profondément humain dans le désir d’une existence qui compte, et universel – et qu’il ne concerne pas seulement Ruby.


 

À travers Ruby, je voulais explorer ce moment délicat de grand courage où l’on apprend à déposer les bagages de ses parents, à prendre la parole pour soi, à tracer sa propre voie et à plonger dans son histoire.


 

De la première à la dernière page, le roman se tient en équilibre entre l’humour et le drame, entre des moments loufoques et d’autres beaucoup plus graves. Est-ce une préoccupation que vous aviez en écrivant que de maintenir cet équilibre, ou la légèreté s’est-elle imposée d’elle-même comme un contrepoids aux enjeux dramatiques qui forment la trame du roman ?

On tend à imaginer le bonheur et les épreuves comme des espaces hermétiques distincts. On espère rester le plus longtemps possible du côté de la joie. En réalité, je constate que toutes ces zones et leurs interstices coexistent en permanence et se complètent. Chaque jour porte sa part de lumière et d’ombre dans un mouvement constant : des instants d’amour, de plaisir balayé par de petites ou grandes frustrations. On aime et on déteste à la fois. On avance dans un désordre brouillon, vivant, qu’on embrasse sans peur lorsqu’on est jeune, mais qu’on oublie en vieillissant. Cette capacité à vivre chaque instant avec intensité, passant naturellement du rire aux larmes sans s’en formaliser, est intacte à l’enfance et elle persiste avec force à l’adolescence. C’est dans cet esprit, et de façon très organique, que s’est écrite l’histoire de Ruby. Comme dans la vie, ses moments sombres et douloureux sont traversés de clarté. Les épreuves qu’elle affronte l’obligent à se comprendre, à se prendre en main, à grandir vite et à devenir plus forte, plus résiliente. Ses instants lumineux, en revanche, révèlent pour moi toute l’essence de Ruby et sa pulsion de vie : ses espoirs, ses élans, et même sa grande impétuosité. Ruby est loin d’être parfaite. Elle est intense, maladroite, impulsive, parfois très égocentrique, mais profondément humaine et entière dans tout ce qu’elle traverse.

Qu’est-ce qui, chez Ruby, vous ressemble ? En quoi est-elle différente de l’adolescente que vous étiez ?

Ruby est beaucoup plus fonceuse que je ne l’étais à son âge, beaucoup plus affirmée malgré son anxiété et ses doutes. J’étais moi aussi de nature très anxieuse, en plus d’être hypersensible et peu sûre de moi à l’adolescence. Ruby possède un courage, un instinct de survie et un bagout que je n’avais pas. Pourtant, nous partageons le même enthousiasme pour les projets un peu fous et démesurés, une imagination parfois envahissante, ainsi que le goût des idées qui fusent et le désir de changer le monde.


Livre publié dans la collection « Boréal Inter ».