Jérémie McEwenMusique d’intérieur

Faire de sa vie une philosophie une chanson à la fois.

Notre entretien
avec l’auteur

Musique d’intérieur propose un récit de soi à travers votre expérience de la musique, tant sa pratique que son écoute. Quel(s) rôle(s) la musique a-t-elle joué(s) dans votre vie?

C’était mon initiation à la philosophie. En fait, je pense que c’est ainsi que ça se passe pour bien des gens. À travers la musique que nous écoutons, surtout celle que nous fréquentons par nous-mêmes, sans que ce soit imposé par le système de son familial, on fait notre première exploration de la notion de « visions du monde ». J’ai étudié plus sérieusement les visions du monde philosophiques à l’université par la suite, mais c’est dans l’écoute de la musique que j’ai commencé à m’intéresser à tant d’aspects de ce qu’on nomme « philosophie » : l’autonomie spéculative, la tentation du nihilisme comme du métaphysique, les rêves utopiques, l’amour, la fête, le lendemain.

La musique m’a mis en contact avec tout ce qui se rapporte à l’intériorité, soit mon principal intérêt dans la vie. Mon intériorité, celle de mes proches, et celle d’inconnu·e·s à travers l’art. Celle de mes parents, de mon frère et de ma sœur, de mes amis, de mes amours, mais aussi celle de quelques artistes, ceux qui, rares, arrivent à se livrer par des sons. Ces sons sont vibrations, rythmes, et c’est ma compréhension de la notion de vérité qui passe par là. Quand je me dis « cela est vrai », ou « je pense ceci ou cela », c’est d’abord parce que je sens une vibration juste en moi, musicale. La musique que j’aime n’est pas nécessairement belle, elle est vraie au sens où elle vibre au diapason de mon âme.

Converser à propos de philosophie, je m’en rends compte en vieillissant, est assez rare. Parce qu’assez rapidement ça devient lourd, on change de sujet, on cherche le plaisir dans l’échange. La philosophie au sens traditionnel du terme, sans cet appui musical, rime davantage pour moi à un échange maître/élève qu’à un échange d’égal à égal. Mais quand la musique et l’art en général se mettent de la partie, c’est comme si tout le monde était ramené à quelque chose de plus modeste, rythmé par la volonté de contact avec autrui davantage que l’apprentissage de quelque grande vérité.

Dans ce livre écrit au mitan de votre vie, vous remettez en question la manière dont vous avez construit votre identité jusqu’alors. Peut-on dire que cette redéfinition de soi est le fruit d’une crise de la quarantaine et quelle forme prend-elle?

On peut le dire. J’aime utiliser ces concepts très bien connus pour expliquer ma démarche dans ce livre : crise de la quarantaine, masculinité toxique, psychothérapie. Ça permet en trois mots de faire comprendre à mes contemporains ce qui retourne de ce livre, sans mille détours. J’utiliserai sans doute beaucoup ces mots pour parler en entrevue de mon livre.

J’avais discuté avec l’ancienne ministre Hélène David, qui est aussi psy, pour mon livre Je ne sais pas croire, qu’elle a bien aimé. Elle disait que la plupart du temps, la psychothérapie n’arrive pas à de grands résultats avec les jeunes hommes de vingt ans. Je lui avais dit que j’aurais eu besoin de passer par là plus tôt qu’à la quarantaine, mais elle m’avait rassuré en me disant que règle générale les hommes sont mûrs pour la mue de la renaissance intérieure plus vieux. Autrement, plus jeune, on demeure trop attaché à son ego, sans lequel on a peur de disparaître complètement. Aujourd’hui, après trois ans et demi de thérapie, je n’ai plus peur de disparaître si je lâche mon identité construite.

Plus généralement, écrire un essai, pour moi, n’a de sens que si une crise gît dessous. J’écris pour régler des crises identitaires. Ou en tout cas, pour les prendre par les cornes, sans détour. Quand je n’aurai plus de crises identitaires, je n’écrirai plus.

Votre livre s’ouvre sur un hommage à deux écrivaines qui ont beaucoup compté pour vous : Nelly Arcan et Caroline Dawson. Par la suite, vous dites avoir tourné le dos à une certaine masculinité toxique qui vous a attiré pendant des années. Qu’est-ce que ces regards féminins vous ont enseigné sur vous-même et sur le monde?

Nelly Arcan est la plus grande philosophe de l’histoire du Québec. Caroline a été pendant une fraction de seconde ma confidente intime. J’ai la fâcheuse habitude de tomber amoureux d’artistes qui se meurent. C’est la même chose pour Serge Bouchard. Je devrai régler cette crise un jour, il y aura d’autres livres.

Je ne voudrais pas essentialiser le regard féminin, mais oui, ça passe certainement ces jours-ci par celui d’Arcan. Elle est de plus en plus canonisée au Québec comme la plus grande écrivaine du présent siècle, et je pense qu’il faut explorer ça d’un point de vue philosophique. Son œuvre est sombre, mais vraie : on a de la difficulté avec ça au Québec. Ça prend source dans la peur de nous-mêmes disparaître, sans doute. Il est possible de toute sa vie tisser du sens par-dessus l’abîme, mais je suis ailleurs ces jours-ci, j’explore cet abîme. C’est vertigineux par bouts, mais en déconstruisant le sens construit du masculin triomphant, on tombe sur cette question du vide. Et Arcan, sans aucun doute, est là à nous attendre dans ce vide.

Caroline m’a appris l’amour littéraire. J’aimais cette femme, sans l’avoir rencontrée. J’aimais sa plume, les trois petits points qui me disaient qu’elle me répondait, son honnêteté, sa capacité à dire les choses. Elle m’a appris que la vie est belle, quand elle est vécue dans l’honnêteté. Et honnêtement, le monde me déprime, et je n’ai plus envie de faire semblant du contraire, en grande partie grâce à ces deux femmes.


 

J’écris pour régler des crises identitaires. Ou en tout cas, pour les prendre par les cornes, sans détour. Quand je n’aurai plus de crises identitaires, je n’écrirai plus.


 

C’est votre septième ouvrage, mais c’est la première fois que vous ouvrez grand les portes de votre intimité. Comment avez-vous vécu cette plongée intérieure et l’écriture de ce livre?

Comme une libération. Comme une permission que je me donnais de ne plus écrire en me blindant de concepts. Comme une volonté de baisser les armes. Comme un lac, une plage. Une lumière douce d’aurore. Comme un trio hot dog moutarde choux au Orange Julep.

En « ouvrant grand les portes de mon intimité », j’ai pondu sans doute mes meilleurs paragraphes à vie parce que tout à coup je sentais la recherche de sens, davantage que je ne la décrivais.

Musique d’intérieur est structuré autour de votre playlist personnelle, des morceaux qui vous ont marqué et qui éclairent une partie de votre identité profonde. Y a-t-il un morceau qui s’est ajouté à cette playlist récemment et, si oui, pourquoi?

Veridis quo de Daft Punk. Je suis retombé sur l’œuvre du duo français ces derniers temps, et je suis un peu obsédé. Ça tourne en boucle, autant dans mes écouteurs que sur le Bluetooth familial, puisque mon fils de cinq ans adore aussi.

Il y a quelque chose dans cette musique qui raconte une histoire sans mots, c’est complètement envoûtant. Le titre est un jeu de mots (veritas quo : où est la vérité?, qui devient very disco). Dans la conclusion du livre, je fais référence à l’artiste ayant inspiré Daft Punk, Cerrone, et voilà, on dirait que je boucle une boucle par la danse.

Je n’écoutais pas cette chanson quand elle est sortie. Néanmoins, elle me ramène à la fin de mon cégep, et mon entrée à l’université en philo, et cette soirée de beuverie chez ma sœur, en appart avant moi et chez qui on profitait du premier appart de grands, et je disais ce soir-là combien j’avais hâte de laisser de côté ce qui ne m’intéressait pas pour faire de la philo tout le temps. Ce sentiment de passer à l’essentiel à temps plein. Cette émotion renouvelable sans fin dans ma vie, larguer des amarres et me laisser aller à l’aventure, mais sans l’assurance de rouler sur la terre ferme. Ce sentiment mélangeant mélancolie et enthousiasme. La mélancolie de laisser derrière ce qui est rassurant, et l’enthousiasme de vivre du neuf. C’est une chanson d’un bateau sur l’eau.