Extrait de l’œuvre
Ouverture – Ce matin du 30 octobre 1995
À vingt-cinq ans, j’avançais dans la vie comme une locomotive. Mon tracé était net, ma vie pleine de sens, j’étais un militant. J’appartenais peut-être à la génération X, mais je ne fréquentais pas les Foufounes électriques et je n’avais pas le mal de vivre. Les tourments de l’âme m’étaient presque toujours étrangers. Tout mon être était tourné vers ce Québec que je rêvais libre et indépendant, comme bien des gens de ma génération.
Ce matin du 30 octobre 1995, je m’étais levé tôt, comme si je ne voulais rien manquer de cette journée «historique». Une belle journée d’automne, fraîche, pleine de couleur et de lumière. En me rendant à pied au bureau de scrutin, j’étais à la fois fatigué, plein d’élan et serein, malgré ce torticolis qui hypothéquait mes mouvements depuis quelques jours, comme si l’anxiété des derniers temps s’était logée dans mon cou. Je ne laissais évidemment rien paraître, car ces petits désagréments étaient insignifiants comparés à cette cause que je défendais avec toute l’énergie de ma jeunesse.
Au cours des dernières semaines, j’avais tout donné à la cause. Avec d’autres militants, j’avais coordonné l’organisation de la coalition Jeunes souverainistes, prononcé des discours aux quatre coins du Québec, pris part à des débats télévisés, distribué des dépliants à la sortie du métro, fait du porte-à-porte dans la circonscription montréalaise de Bourget où j’avais grandi, téléphoné à des tantes indécises. Pendant toute la campagne, je m’étais comporté comme si la victoire – ou la défaite – dépendait de moi; comme si le résultat reposait sur mes seules épaules. C’est du moins la ligne de conduite que je m’étais fixée dès le début. En agissant ainsi, je ne me donnais pas une importance que je n’avais évidemment pas, je répondais à une sorte d’impératif moral. Cette manière de militer correspondait à la conception exigeante et un tantinet vieillotte que je me fais toujours du patriotisme; elle avait aussi beaucoup à voir avec le souvenir que je souhaitais conserver de ce moment de ma vie. Je me disais qu’un jour, peut-être, mes descendants voudraient savoir si mes actes avaient été à la hauteur de mes paroles et de mes écrits. Ce jour-là – qui ne viendra peut-être jamais –, j’espérais les regarder dans les yeux et leur dire qu’en mon âme et conscience j’avais tout donné. Ils auraient devant eux un être imparfait et bourré de défauts mais qui, au moins une fois dans sa vie, aurait mis la part la plus belle et la plus noble de lui-même au service d’un grand idéal.
Depuis la nuit des temps, philosophes et penseurs se demandent quels sont les véritables mobiles de l’action humaine. Les uns croient dur comme fer que nous agissons surtout par intérêt; les autres mettent l’accent sur les convictions, les idées. Je suis pour ma part convaincu que nous sommes un mélange des deux, à la fois intéressés et idéalistes, selon les circonstances. Même s’ils aiment se présenter comme des êtres totalement désintéressés parce qu’ils consacrent beaucoup de temps à une cause, les militants ne sont pas différents des autres êtres humains. S’ils souhaitent sincèrement améliorer la vie de leur communauté et se dépensent pour un idéal qu’ils croient juste, on les voit en même temps s’agiter pour
influencer une décision, jouer des coudes pour obtenir une reconnaissance ou pour faire de l’ombre à un concurrent. Je n’étais pas différent des autres militants. Mon engagement politique m’avait procuré jusque-là beaucoup de satisfaction personnelle. Monter sur les tribunes, être cité dans le journal du matin, paraître à la télé, avoir l’oreille de M. Parizeau me gonflait d’orgueil.
Même s’ils aiment se présenter comme des êtres totalement désintéressés parce qu’ils consacrent beaucoup de temps à une cause, les militants ne sont pas différents des autres êtres humains.
Si j’étais si serein ce matin du 30 octobre 1995, c’est que je savais, en mon for intérieur, que durant les journées fébriles de cette campagne, ces petites gratifications n’avaient d’aucune manière conditionné mon action. C’est d’une seule coulée, sans arrière-pensées intéressées, que je m’étais lancé dans cette campagne. Les sondages encourageants des derniers jours tendaient à confirmer que je n’avais pas été le seul à agir ainsi.
Malgré les douleurs au cou, malgré la fatigue, malgré le remords d’avoir oublié, quelques jours plus tôt, l’anniversaire de Christine, ma copine de l’époque, je marchais d’un bon pas vers le bureau de scrutin. J’avais l’impression d’être au bon endroit au bon moment, et cela me procurait un sentiment de plénitude existentielle. Depuis mes seize ans, j’avais parlé et rêvé d’indépendance, et voilà que je m’apprêtais à voter Oui. Je n’avais pas connu l’euphorie de 1976 ni vécu le syndrome postréférendaire. Je ne portais pas les blessures des anciens militants… Je n’avais connu, moi, que des victoires: le référendum de Charlottetown, la percée spectaculaire du Bloc, la réélection du Parti québécois. J’étais convaincu – c’était il y a vingt ans – que le meilleur était devant nous, que l’avenir n’était fait que de promesses. Je ne manquais ni de ferveur… ni de candeur.
J’ai voté au milieu de l’avant-midi. Les files étaient déjà longues, ce qui était normal puisque nous apprendrions plus tard que 93% des électeurs allaient exercer leur droit de vote ce jour-là, du jamais vu. Arrivé au pupitre, on me demande mon nom. Je me trouve privilégié de pouvoir me prononcer sur un enjeu aussi fondamental. En 1867, les négociations les plus cruciales qui allaient mener à la création de la fédération canadienne s’étaient tenues derrière des portes closes. Jamais le peuple n’avait été directement consulté sur son avenir, ce que n’avaient pas manqué de dénoncer les Rouges d’Antoine-Aimé Dorion.
Cent ans plus tard, Pierre Elliott Trudeau et son gouvernement avaient procédé à un véritable coup d’État constitutionnel grâce à la complicité de quelques juges militants1. Là encore, le peuple n’avait pas été consulté. Tout s’était fait en catimini dans quelques chambres d’hôtel. Le 30 octobre 1995, tout un peuple était convié à se prononcer sur son destin; ce soir-là, une décision serait prise, et le peuple seul aurait le dernier mot. Mon X s’ajouterait à des millions d’autres… et le cumul de ces choix dicterait l’avenir. C’était beau, émouvant, dramatique. Après avoir donné mon nom et m’être tranquillement dirigé vers l’isoloir, je devais poser le geste fatidique. Un geste tout simple, presque banal, mais qui avait alors pour moi, et pour des milliers d’autres électeurs, une signification si lourde. Je déplie mon bulletin et lis attentivement la question que je connais pourtant par cœur, pour l’avoir répétée, décortiquée et expliquée tout au long de la campagne. Au moment précis où j’inscris mon X, je sens surgir en moi des images et des émotions qui, je l’ai compris beaucoup plus tard, étaient aux sources de mon engagement.
Livre publié dans la collection « Boréal compact ».