Katia GagnonRang de la Croix

Quatre femmes, quatre époques, quatre destins tragiques.

Extrait de l’œuvre

Sexte

De tous ses frères et soeurs, Achille était celui dont elle était le plus proche. Nés à un an d’intervalle, ils étaient pratiquement jumeaux. Achille avait hérité du physique et de la personnalité agréable de leur père, dont il était le portrait craché. Le jeune Achille avait été le confident de Marjolaine, en autant bien sûr qu’une fille puisse se confier à un garçon. Leurs vies avaient pris des chemins bien différents, se dit Marjolaine, mais jamais ils n’avaient coupé le lien qui les reliait depuis l’enfance.

Pendant ses décennies de couvent, elle avait écrit à tous ses frères et soeurs, mais Achille et Bella étaient les seuls avec qui la correspondance avait été régulière. Elle leur parlait de sa vie au cloître, de ce qu’elle voyait de Québec. Ils lui racontaient la terre, les récoltes, le camp de bûcheron, leurs petits. Après leur mariage, ils s’étaient établis dans le village voisin.

Pour l’heure, Achille et Marjolaine étaient attablés devant un bol de soupe aux pois bien épaisse, avec beaucoup de lard et des herbes salées. Le fin grésil qui tombait depuis le matin crépitait en frappant les fenêtres par rafales.

— Et au village, quelles nouvelles? demanda Marjolaine.

Elle se trancha un morceau de pain. Achille ne répondit pas tout de suite. Il prit une cuillerée de soupe.

— Tu as vu la plaque, sur la maison?

— Évidemment. Comment ne pas la voir?

— C’est comme ça partout. Il a commencé par le rang de la Croix il y a trente ans, mais depuis, il a pratiquement tout acheté. Et il place sa plaque. Je ne comprends pas pourquoi. Ces fermes ne valent pas grand-chose.

— Il a toujours aimé posséder, dit Marjolaine.

Le frère et la soeur se regardèrent en silence.

— Il est devenu très puissant, tu sais, poursuivit Achille. Il a plusieurs moulins à scie maintenant. Ici, à Lac-des-Aigles, à Cabano. Avec la crise, la Fraser a perdu du poil de la bête, le gouvernement en a eu assez de ces barons du bois. Les terres en bois deboutte ont été redistribuées aux colons… et aux entrepreneurs du coin. Dont lui, évidemment. Avec un frère archevêque, il est bien vu par l’Église. Et il a longtemps eu des contacts à Québec: c’était un gros organisateur bleu dans le temps que c’était payant. Il a obtenu le contrat pour tous les poteaux électriques de l’est du Québec! C’est difficile de ne pas travailler pour lui quand on vit dans le coin.


 

Elle leur parlait de sa vie au cloître, de ce qu’elle voyait de Québec. Ils lui racontaient la terre, les récoltes, le camp de bûcheron, leurs petits.


 

Une bourrasque augmenta le crépitement du côté des fenêtres. Marjolaine prit une gorgée d’eau qu’elle eut du mal à avaler tant sa gorge était serrée. Janvier Santerre. Repenser à lui, ici, dans ces lieux, faisait remonter en elle la petite flamme de la haine. Au fil des années de couvent, son image s’était peu à peu effacée. La brûlure avait perdu de son intensité. Elle avait consacré de nombreuses séances de prière à ce pardon personnel et elle croyait sincèrement y être arrivée. Mais le vent du Témiscouata soufflait sur les braises, toujours vivantes. Il faudrait prier encore, se dit-elle en fermant les yeux.

(ne prie plus, ma fille, tu n’es plus au cloître)

La voix grinçante de sa mère la saisit. Avec sa maladie, Élizabeth avait changé. Elle n’était plus la même femme, elle n’avait plus la même voix. Marjolaine la revit, assise dans sa chaise, les yeux absents. Elle vivait au couvent depuis douze ans quand les événements étaient survenus. On l’avait demandée au parloir. Son frère était là, derrière la grille, le visage ravagé.

— Il faut que tu viennes, Marjolaine. Maman est… Elle est devenue folle.


 

Livre publié dans la collection «Boréal compact».