Notre entretien avec l’auteur
Vous racontez, dans ce récit, des souvenirs d’enfance, mais on pourrait dire que le véritable protagoniste en est le quartier dans lequel vous avez grandi. Pourtant, ce quartier ne porte pas de nom et vous le définissez surtout à partir de ce qu’il n’est pas. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Il est vrai que le quartier où se déploie le nuancier des odeurs de mon enfance n’est pas nommé. Le projet initial s’articulait autour des sensations fortes provoquées par l’évocation de « moments olfactifs » plutôt que les lieux où ils se sont produits. Mais au final, force est de constater que tout ça est bel et bien ancré dans un lieu géographique. Alors, nommons-le, ce quartier ou plutôt cette ville, puisque jusqu’à la fin des années 1960, Saint-Michel était une municipalité indépendante de Montréal.
Il s’agit d’un bout de territoire sans personnalité particulière. La ville est résidentielle, un peu industrielle, quasi agricole et se développe sans véritable plan d’urbanisme, au gré des appétits des promoteurs et de l’arrivée de vagues d’immigrants immédiatement après Seconde Guerre mondiale. Très typique de ces banlieues qui vont se développer rapidement en cette deuxième partie du XXe siècle. Pas étonnant qu’à moins d’y avoir habité, la plupart des gens sont incapables de la définir, encore moins de la situer avec précision.
Il n’y a pas dans l’histoire de cette ville devenue arrondissement d’événement suffisamment important pour marquer la mémoire montréalaise. Pas de poète ou d’écrivain pour la célébrer. On ne l’a jamais chantée, comme l’a fait Guylaine Guy pour le quartier voisin dans « À Rosemont sous la pluie ». Pas de Beau Dommage pour immortaliser une adresse, comme le 6760 Saint-Vallier de La Petite-Patrie dans « Tous les palmiers ». Personne même ne semble savoir que Michel Pagliaro, notre Pag national, est un enfant du cru. Il faut dire que son premier succès de l’époque où il usait (de temps à autre) son jean sur les chaises inconfortables de l’école secondaire Saint-Michel s’intitulait « Le p’tit Popy » et non pas « La balade de toutou au parc Octogonal ». Comme les jeunes forêts, Saint-Michel a grandi vite, dans le désordre. Ses racines ne sont pas bien profondes. Ses habitants ont rarement eu le temps de s’y installer assez pour développer un vrai sentiment d’appartenance. Chaque génération de résidents a cédé sa place à une autre venue d’Italie, d’Haïti puis du Maghreb. Des plantes exotiques au milieu des craquias.
En quoi le subtil parfum des craquias, ces fruits de la bardane hérissés de crochets minuscules qui s’agrippent aux vêtements, vous semble-t-il emblématique de votre enfance, de votre quartier ?
Le craquia pousse un peu partout. Les terrains vagues sont ses amis. Il semble adorer les sols pauvres. Il ne nécessite aucun soin et survit aux hivers les plus rigoureux, s’accommode de longues périodes de sécheresse. Pas tuable ! S’il vivait sous d’autres latitudes, il serait un bougainvillier. Ce serait vraiment joli. Mais le pauvre fait avec ce qu’il a. Il n’a pas besoin de beaucoup d’espace pour s’épanouir. Quelques centimètres entre le trottoir et une entrée de garage mal entretenue font l’affaire. Une fissure dans l’asphalte d’une ruelle peu passante lui convient. À la fin de l’été, vous aurez de belles grappes roses ou violacées. Essayez maintenant de vous en débarrasser. Bonne chance.
Tout ça pour dire que le craquia (ou la bardane si vous voulez faire croire que vous venez d’Outremont) n’est pas la plus chic de nos plantes indigènes. Et que s’il a pris une telle place dans mon imaginaire et les recoins de mon quartier, c’est qu’il était partout. La nature a horreur du vide, c’est connu. Si vous avez eu l’occasion de marcher dans ce quartier, vous aurez peut-être remarqué qu’il y a très peu d’arbres devant et derrière les maisons. Si on en avait planté lorsqu’on ouvrait les rues au milieu du XXe siècle, on parlerait moins d’îlots de chaleur pour décrire les rues et avenues qui se croisent à angle droit dans le plus pur style suburbia.
Ce qui est vrai pour les arbres l’est aussi pour les fleurs. On ne leur faisait que très peu de place devant les maisons du quartier à l’époque. Rares étaient ceux qui faisaient l’effort d’enjoliver un bout de terrain ingrat. Mon père s’est adonné à cette pratique pendant quelques années. Il débarquait en rentrant du travail avec quelques caissettes de pompons jaunes qu’il plantait à vive allure avec l’énergie du gars qui veut en finir au plus vite. Le résultat était à l’avenant. Non, vraiment, c’est le craquia qui incarnait le mieux le caractère des Michelois. Et si la fusion ne nous avait pas avalés, plutôt que la fleur de lys, la rose, le chardon et le trèfle, c’est le craquia qui fleurirait sur notre blason.
De toutes les figures qui ont marqué votre enfance, c’est celle de votre père qui se détache avec le plus de force dans votre récit. Qu’est-ce qui explique cette fascination qu’il exerçait sur vous ?
L’éditeur que vous êtes a entendu des centaines de fois les auteurs dire que certains personnages émergent et prennent une vie que leur créateur n’avait pas imaginée au départ. C’est un peu ce qui s’est produit avec mon père dans mon récit. Je me doutais bien qu’il serait là, quelque part, mais je ne lui avais dessiné aucun parcours dans le récit que j’entamais. Pourtant, j’ai assez tôt réalisé que plusieurs moments marquants de ma recherche olfactive croisaient son imposante présence. Imposante dans tous les sens du terme. J’ai évoqué que dans sa prime jeunesse et jusqu’après ma naissance mon père était boucher le jour et lutteur le soir. Il en avait le gabarit et le caractère. Baraqué, fort en muscle et en gueule, dur à son corps, comme on dit. Et une résistance que ni les horaires de fou ni les excès de tabac et d’alcool ne semblaient pouvoir éroder. Lui qui était un tendre… dans le fond… jouait la partition du méchant masqué sur le ring. Je ne l’ai jamais vu lutter bien évidemment, mais je l’imagine assez bien se donner à fond dans ce rôle. Quelle était la part de comédie dans ce ballet chorégraphié ?
Puis, à l’intérieur de ce tocson, on trouvait un homme sensible, charmeur, d’une grande douceur avec les animaux à tout le moins. Un père gigogne, quoi. Comme ces poupées russes qui se dévoilent quand on leur enlève des couches. Quels secrets cachait ce regard capable de vous figer sur place s’il vous prenait en grippe ? Parlez-en aux adolescents qui rôdaient autour de ma sœur. Eux s’en souviennent encore, c’est certain. En vieillissant, je me suis souvent reconnu en lui. Moins baraqué, aimant les animaux, charmeur, et il paraît que lorsque je suis de très mauvaise humeur ça fait peur. Est-ce un masque que je porte ?
Comme les jeunes forêts, Saint-Michel a grandi vite, dans le désordre. Ses racines ne sont pas bien profondes. Ses habitants ont rarement eu le temps de s’y installer assez pour développer un vrai sentiment d’appartenance.
Vous tracez le portrait d’une société canadienne-française fortement attachée à ses traditions, à sa culture. Au milieu de celle-ci vit une importante communauté italienne, tout aussi centrée sur ses traditions, qui venait apporter ses parfums relevés et intrigants. Était-ce quelque particularité de ce quartier qui permettait la cohabitation harmonieuse de ces deux groupes ?
Dans mon souvenir, les rapports entre les deux communautés étaient harmonieux. La peur du « grand remplacement » était un concept inconnu chez nous à l’époque. Je dirais qu’au contraire les immigrants jouissaient d’un préjugé favorable. On les disait travailleurs, modestes, sympathiques. On fréquentait leurs commerces (rien n’arrivait à la cheville des marchandes de tissus de la rue Saint-Hubert !). Et dans toute leur extravagance, les futures mariées trouvaient dans leurs boutiques les robes de leurs rêves pour le grand jour. J’ajoute, pour l’avoir vécu, que si on vous faisait l’honneur de vous inviter à un mariage, c’était un événement à ne pas rater.
Les enfants s’entendaient bien, même s’ils ne partageaient pas toujours la même langue. Et une fois devenus adolescents, ils apprenaient vite les rudiments du langage amoureux des uns et des autres. Ne restait plus qu’à se méfier de la surveillance protectrice des parents qui avaient la réputation méritée d’être particulièrement sévères. On sait qu’à ce petit jeu-là, les jeunes d’où qu’ils soient développent des stratégies très efficaces à défaut d’être imparables.
À ce portrait idyllique, je dois apporter une nuance très importante. La fréquentation de l’école primaire publique favorisait l’intégration linguistique des enfants et par la bande, celle des parents. Mais les lois linguistiques et économiques de l’époque créaient dans notre quartier à tout le moins une zone de tension et de fracture. Résultat ? À partir du moment où nous avons commencé l’école secondaire, les jeunes de mon âge se sont mis à parler des « bons » et des « mauvais » Italiens : ceux qui, comme nous, fréquentaient l’école française et les autres, accueillis au John F. Kennedy High School. Ce qui était déjà un sujet de débat dans plusieurs familles italo-québécoises est devenu encore plus sensible, l’école secondaire Saint-Michel recevant ses 1 500 élèves dans une usine sans aucun équipement, tandis que JFK disposait de toutes les installations nécessaires.
L’air du temps s’est mis à l’orage localement et à l’échelle du Québec tout entier, à la faveur de la crise en plusieurs étapes sur la place du français à l’école et à l’université, jusqu’à l’adoption de la loi 101. Le temps a passé. Les querelles linguistiques aussi. Mais une fracture subsiste, comme la faille de Logan, tapis au fond du fleuve Saint-Laurent, dont on ne sait jamais si elle provoquera un jour un séisme majeur.