Extrait de l’œuvre
Au matin, je me levai avec le soleil, préparai le gruau de la maisonnée et fonçai vers la route principale pour attraper l’omnibus de Chatham. Deux heures plus tard, j’abandonnai le soleil matinal au profit de l’obscurité sombre et fraîche de la prison. En raison de la lourde odeur du foin, les cellules faisaient penser à des étables. Et d’ailleurs, le seul endroit où s’asseoir dans le couloir était un vieux tabouret de traite. Une fois installée, je clignai des yeux dans la faible lumière que laissait filtrer la haute fenêtre à barreaux, et je vis la vieille femme se lever dans son coin et m’observer attentivement. Elle s’approcha d’une démarche de prédateur en maraude qui me déconcerta; pendant un instant, je ne fus plus certaine d’où j’étais, ou plutôt de quel côté des barreaux j’étais amarrée. J’étais encore fatiguée à cause du manque de sommeil, et j’avais mal à la tête.
Elle était petite et plus âgée que je l’avais cru, avec un visage aussi creusé de plis que le foulard qu’elle avait noué sur sa tête. Lorsqu’elle passa dans le rayon de lumière pour être au plus près de moi, ses yeux profondément enfouis sous son front saillant chatoyèrent. Elle corrigea la position de l’épaisse couverture qu’elle portait comme un châle et agrippa un des barreaux de fer entre nous.
«Tu t’appelles comment, fille?»
Sa voix me fit penser au vent, à un tambour.
«Lensinda, répondis-je. Enchantée. Et vous, comment vous appelez-vous, madame?»
Je sortis de mon sac ma plume et mon encrier.
« Ton autre nom?» insista-t-elle.
J’hésitai, ma main soudain immobile serrant l’encrier.
«Martin, fis-je. Et le vôtre, s’il vous plaît?»
Elle me tourna le dos et laissa entendre une sorte de roucoulement, une main sur la bouche; de l’autre, elle saupoudra en une pincée une sorte de poussière qui se déposa lentement sur la paille. Puis elle se pencha et toucha l’endroit précis où la poudre avait atterri. Drôle d’oiseau, en effet, et alerte, malgré son grand âge. Elle me fit de nouveau face.
«Reviens demain. Et autre chose, ajouta-t-elle en me montrant du doigt. Que je te revoie jamais arriver ici les mains vides. J’ai envie d’une poire bien mûre. C’est un peu tôt en saison, d’accord, mais vois ce que tu peux faire.»
Je restai assise, stupéfaite, une main encore dans mon sac. Ma confusion ne dura qu’un bref instant; la contrariété la chassa rapidement et se mit à me picoter les tempes. L’aller- retour entre Dunmore et Chatham n’était pas une mince affaire, et je n’étais pas particulièrement heureuse à l’idée d’avoir accompli ce long périple pour une rencontre éclair.
«Vous savez…, commençai-je en mobilisant toute la chaleur dont j’étais capable. Vous savez que plusieurs personnes, noires et blanches, auront hâte d’entendre votre histoire.»
Toujours debout, elle me dévisagea d’un air de profond ennui et resta un long moment sans bouger. Croyez-moi, j’ai la réputation de ne pas détourner les yeux facilement. Cependant, lorsqu’elle se mit à renifler, à grogner, à caqueter et enfin à hululer en me fixant avec intensité, je laissai dériver mon regard vers les murs en pierre de son cachot, son état déclenchant en moi un brin de satisfaction.
Elle était petite et plus âgée que je l’avais cru, avec un visage aussi creusé de plis que le foulard qu’elle avait noué sur sa tête.
«Fille! s’exclama-t-elle d’un air irrité. Il n’est pas encore arrivé…, ajouta-t-elle à voix basse avant d’être interrompue par un nouvel accès de toussotements et de caquètements. Il n’est pas encore arrivé le jour où je vais me soucier de ce que les gens ont hâte de m’entendre dire!»
Elle se laissa de nouveau emporter par des grognements et des rires.
«Je suis ici, dit-elle après avoir repris son souffle et montré le sol sous ses pieds. Mais je suis pas là-bas.» Elle pointa une direction derrière moi. Plein sud.
Je commençais à haïr chaque seconde de cette rencontre.
«Mais même si je l’étais… Oh! Mon histoire!» lâchat-elle. Pendant un moment, je craignis qu’elle récidive. Elle toussa plutôt avec retenue et se calma. Dieu merci.
«Non, poursuivit-elle enfin. Les gens vont peut-être vouloir entendre parler de la vieille femme qui a tiré un homme dans un champ de blé d’Inde.»
Elle se tut un instant, considéra oisivement les barreaux de fer devant elle.
«Les gens vont peut-être vouloir savoir comment la vieille est devenue folle ou entendre parler des horreurs au sud de la frontière.» Là, elle me dévisagea avec une sorte de fureur, et je fus incapable de me retenir.
«Vous n’êtes pas la première fugitive à abattre un chasseur d’esclaves!» lui lançai-je sèchement.
Elle fit la moue, son attitude dénotant plus de dédain que de colère.
«Mais vous êtes peut-être la seule à avoir été assez stupide pour se faire prendre», conclus-je.
J’aurais peut-être regretté cette provocation sur-le-champ si le visage de la femme n’avait pas trahi un profond mépris. Je poursuivis donc: «Vous ne vous en doutiez peut-être pas quand vous avez tiré sur l’homme, mais vous serez traduite en justice. Ce sera donc une occasion d’établir un précédent en vertu duquel les actions comme la vôtre – aussi stupides soient-elles – seront considérées comme justifiées. Un tel précédent sèmerait une terreur franchement nécessaire dans l’âme de ceux qui retiennent captifs
des gens de couleur.»
Imperturbable, elle me dévisagea.
«Vous ne voyez donc pas? continuai-je d’un ton implorant. C’est l’occasion rêvée d’obliger les gens à admettre que… ou plutôt de leur faire comprendre que…» J’hésitai, incertaine de ce que je voulais dire, au juste. Je m’en voulus d’avoir ouvert la bouche.
«Vivre sous le fouet, c’est horrible», lança-t-elle du ton qu’on prend pour trancher dans le vif. Puis elle se détourna et se mit à marcher comme si elle était attendue quelque part.
Sur mon tabouret, je fulminais.
«Mon histoire, bredouilla-t-elle en posant une main sur le mur de pierre de son cachot. Par où voudrais-tu que je commence?» On aurait juré qu’elle s’adressait au mur.
À tâtons, je cherchai ma plume dans mon sac. Je ne m’attendais pas à un tel retournement. À vrai dire, j’étais sur le point de renoncer.
«Hm, commençai-je. Comment êtes-vous devenue esclave?
— Comme tout le monde, j’imagine, répondit-elle. Je suis née Négresse dans ce monde. C’est comme ça qu’on devient esclave, non?»
Traduit de l’anglais (Canada) par Paul Gagné.