Notre entretien
avec la directrice de l’anthologie
Votre livre nous fait découvrir un corpus de textes et d’autrices souvent méconnues. Quel était le rôle traditionnellement réservé aux femmes dans le monde du journalisme à la fin du XIXe siècle ?
Historiquement, les femmes journalistes sont surtout associées aux pages féminines. Leur présence est principalement liée au développement commercial des journaux. En quête de revenus associés à la publicité, les entreprises de presse vont déployer des efforts pour attirer le lectorat féminin, en créant des pages entièrement consacrées à la sphère domestique et en embauchant des chroniqueuses. Dans ces pages, le féminin comme norme creuse un lieu et un temps distincts, a priori en marge de celui du reportage. Les chroniques s’articulent autour d’un espace intérieur auquel est associée la figure de la mère de famille, gardienne du foyer.
Comment les reportages de ces femmes se distinguent-ils de ceux écrits par leurs collègues masculins ?
En faisant du reportage, les femmes transgressent le rôle qui leur est attribué par la société. Elles vont donc multiplier les stratégies pour parvenir à rendre acceptable cette « sortie » de leur sphère : elles vont ainsi inventer de nouvelles manières de faire du reportage. Au fil de l’anthologie, les articles empruntent souvent des formats hybrides, tantôt à l’intersection de la lettre, du récit de voyage et de la chronique, tantôt rapprochant l’observation de terrain d’une écriture autobiographique. Ces recoupements témoignent de stratégies mais aussi de l’inventivité déployées par les femmes journalistes pour accéder à la pratique du reportage. L’hybridité des textes illustre bien ce passage d’un lieu intérieur et intime, où ont longtemps été assignées les femmes, à l’appropriation d’un lieu public, traditionnellement masculin, politique et aventurier, associé au reportage.
Pourriez-vous nous expliquer pourquoi le livre couvre la période allant de 1890 à 1945 ? Le Québec était-il en retard en matière de reportages écrits par des femmes ou peut-on voir le même phénomène à la même époque ailleurs dans le monde ?
La période qui m’intéressait est celle de la fin du XIXe siècle jusqu’à 1945, parce que c’est la période où se développe le plus fortement la forme du grand reportage, au sens classique du terme, au Québec. Comme en France, au Québec, le reportage est perçu comme une forme de journalisme à l’américaine, parce que la tradition journalistique des États-Unis se fonde très tôt sur l’idée du reportage. Les journalistes au Québec ne sont pas vraiment « en retard ». À l’époque, c’est surtout le conservatisme de la société (et la censure du clergé) qui freine le développement du reportage pour les femmes et pour les hommes journalistes.
Dans ces pages, le féminin comme norme creuse un lieu et un temps distincts, a priori en marge de celui du reportage.
Sait-on si ces reportages étaient lus et appréciés des lectrices et lecteurs de l’époque ?
Je n’ai pas étudié la réception des reportages en détail, mais il suffit de voir la manière dont les textes sont présentés à l’intérieur des pages du journal (avec images, grands titres, souvent annoncés en première page…) pour saisir que les textes des femmes journalistes étaient aimés par le lectorat.
Avez-vous vous-même découvert de nouveaux textes en faisant des recherches pour cette anthologie ?
Oui ! Il y a un bon nombre de textes que je n’ai pas inclus, parce que je voulais offrir un panorama qui nous ferait traverser le temps, mais même tout récemment, en travaillant sur l’anthologie, j’ai découvert de nouveaux noms de femmes reporters qui ne sont pas dans le livre. C’est la preuve qu’il y a encore beaucoup de recherches à faire dans le domaine !
Livre publié dans la collection « Boréal compact ».