Stéphane KellyL’Enfant vieux

L’âge de l’enfant roi est terminé ; voici venu l’âge de l’enfant vieux !

Notre entretien
avec l’auteur

Vous reprochez au Québec contemporain, société vieillissante, de traiter ses enfants comme des personnes âgées, nécessitant d’abord soins et protection. Quand, selon vous, ce virage a-t-il eu lieu?

J’ai souligné dans mon essai que ce Québec vieillissant a développé des réflexes de rentiers, en valorisant d’une façon excessive la santé, le bien-être, le plaisir, la sécurité. Le tournant majeur se situe durant les années 1980, et il est pris par plusieurs sociétés de l’Occident. Les baby-boomers s’engagent dans la trentaine et la quarantaine ; on se met à fréquenter le gym plutôt que la manif ; on se retire dans la sphère privée ; on s’adonne à un mode de vie hédoniste, jasant de bon vin, de voyage, de chalets, des placements REER. Le Québec a fait des pas géants, notamment en matière d’égalité, mais Tocqueville a écrit que l’égalité peut générer un excès d’individualisme : « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leurs âmes. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres ».

En somme, depuis la fin des Trente Glorieuses, vieillissement de la société et culture thérapeutique ont évolué en symbiose. Le vieillissement a facilité l’essor de cette culture, laquelle, en retour, a imprimé sur l’ensemble de la société des réflexes de rentiers : inquiets, prudents, sédentaires. La composante âgée de la population introduit des habitudes, des affects, des goûts, des conversations qui pointent vers des valeurs de prévention, de sécurité, de santé et, conséquemment, une allergie au risque, à l’audace et à la créativité.

Vous vous appuyez beaucoup sur les concepts de « société thérapeutique » et de « culture thérapeutique ». Pouvez-vous nous dire d’où viennent ces concepts et à quoi ils vous servent ?

La culture thérapeutique s’est constituée progressivement durant le XXe siècle en réaction à la culture bourgeoise, cette dernière étant fondée sur les valeurs du travail, de la discipline, de la maîtrise de soi et de l’épargne. Au départ, la culture thérapeutique s’appuie sur une interprétation des écrits de Freud et sur une volonté de créer une culture affranchie de toute forme de répression. Cette culture est généreuse à souhait mais elle psychologise tout et nous ramène toujours à nous-mêmes, au lieu de nous ouvrir aux autres. Au sein de cette culture, nous passons nos journées à diagnostiquer nos ressentis, nos affects, nos petites blessures intérieures.

Nous vivons dans une « société thérapeutique » quand cette culture a pénétré toutes les institutions de la société. Ces dernières se mettent à nous voir comme des êtres fragiles, vulnérables, potentiellement malades, et se donnent le mandat de nous guérir. Qu’il s’agisse de la grande entreprise, de l’école, des médias, elles sont toutes à l’écoute du nouveau clergé qui sévit dans le milieu médical. Comme l’écrivait le premier grand interprète de la société thérapeutique, le sociologue Philip Rieff : « L’hôpital succède à la cathédrale et au parlement comme archétype de la civilisation occidentale ».

Vous affirmez que notre société a échoué à socialiser les adolescents, à en faire des membres engagés et actifs de la communauté. En autres remèdes, vous prônez une plus grande tolérance au risque chez les parents dans l’éducation de leurs enfants. Cela est-il souhaitable dans le monde actuel, voire possible ?

Je propose un grand chantier collectif visant à réintroduire dans la vie des jeunes des expériences formatrices fondamentales : le risque, la sociabilité et la verticalité. Ces expériences ont toujours été au cœur de la vie d’un jeune. Elles aident à se construire, à grandir, à s’endurcir et à progressivement tourner le dos à l’enfance. Si nous jugeons que cela n’est pas nécessaire, nous les privons de quelque chose d’essentiel, qui leur manquera plus tard pour affronter les épreuves ordinaires de la vie. Nassim Nicholas Taleb a écrit un grand livre, Antifragile, montrant que l’enfant se renforce et s’endurcit à force de subir des coups (s’érafler un genou dans un parc, faire une chute à vélo, se chamailler avec un ami, subir une critique). Ne pas changer notre rapport au risque pourrait provoquer plus d’effets pernicieux que de développer collectivement une plus grande tolérance face à celui-ci.


 

La composante âgée de la population introduit des habitudes, des affects, des goûts, des conversations qui pointent vers des valeurs de prévention, de sécurité, de santé et, conséquemment, une allergie au risque, à l’audace et à la créativité.


 

Dans les faits, la culture thérapeutique a entraîné sédentarité, solitude et anxiété chez les jeunes. Ces derniers sont surprotégés dans le réel, et surexposés dans le virtuel. Comme si l’exposition excessive aux écrans, au fond de sa chambre, ne comportait pas des risques, des menaces ou des pièges!

Réintroduire le risque est possible si nous agissons collectivement. Parents et enseignants se sentent impuissants, on peut le comprendre, quand ils ont le sentiment qu’ils agissent à l’encontre de la nouvelle doxa survalorisant la sécurité. Pour sortir de cette impasse, toute la société doit renouer avec la vie de groupe, pas seulement les jeunes. Le repli dans la sphère privée, que nous avons préconisé dans les dernières décennies, comporte un fort coût social. La société s’est affaiblie et manque de dynamisme, voire de créativité. La pandémie est terminée ; il faut sortir de chez soi, réinvestir la sphère publique.

Si nos rues deviennent des « ballets de trottoirs », comme l’écrivait Jane Jacobs, on ne se demandera plus si nos enfants sont en sécurité dehors. Cultiver la sociabilité devient ainsi une urgence. C’est ici que la verticalité intervient ; les institutions doivent indiquer la voie, et, au premier chef, les individus en autorité. Un peu de leadership est nécessaire pour pousser tout le monde vers le haut, plutôt qu’inciter les individus à se replier sur soi et méditer inlassablement leurs petites blessures.