Notre entretien
avec l’auteur
Vous êtes professeur au Département des sciences historiques de l’Université Laval et très impliqué dans le milieu historien depuis plusieurs décennies. Vous publiez cette année un essai intitulé Sur la pratique de l’histoire. Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ce livre ?
Écrire un essai sur la pratique du métier d’historien offre l’occasion d’une rencontre entre le passé et le présent. Le passé d’abord : il y a plus de quarante-trois ans que je pratique mon métier, et trente-cinq ans que j’enseigne cette discipline à l’université. À cette étape de ma vie, l’heure est venue de rassembler les éléments de réflexion issus de mon expérience dans un essai.
Le présent ensuite : à l’instar de mes concitoyens et concitoyennes, je constate les nombreux défis et enjeux de ma situation en cette terre d’Amérique. Les changements climatiques altèrent notre environnement. Devant l’irruption des pathologies, la santé des corps est un objet de préoccupations constantes. Les grands projets politiques ont perdu de leur superbe et de leur capacité de mobilisation. Comme l’horizon fuit au loin, le Grand Soir semble s’éloigner au fur et à mesure que nous nous en approchons. Les écarts de richesse se creusent, élimant les aspirations à l’épanouissement. Les multiples interprétations s’entrechoquent entre elles dans une cacophonie étourdissante. Le faux prend souvent la figure du vrai pour mieux leurrer. L’avenir est lourd de menaces, le passé devient révolu, le présent forme un refuge pour nos attentes et nos espoirs. Le bien commun, ce que tous et toutes ont en partage, se fragmente sous les coups de boutoir de notre confort et de notre indifférence.
Les enjeux du temps présent percutent mes références du passé issues de mon expérience. Ils m’interpellent comme historien mais aussi comme citoyen du Québec du début du troisième millénaire. Afin de donner un sens à cette rencontre du passé et du présent, mon essai reprend l’appel de la philosophe Hannah Arendt : « ce que je propose est très simple : rien de plus que de penser ce que nous faisons ».
Le cœur de votre ouvrage consiste à partager votre conception de la discipline historique. Si l’on pense aux divers publics susceptibles de vous lire, comment résumeriez-vous cette conception et quelles réflexions souhaitez-vous susciter sur l’image de l’historien ?
J’emploie le terme de discipline historique, car la pratique de l’histoire, à l’instar des différents métiers de l’activité humaine ou des arts martiaux, s’acquiert par un apprentissage. Toute discipline est faite de la pratique de gestes quotidiens répétés pendant une longue période, elle modèle le regard et affermit le geste. Une discipline est une activité demandant un effort.
Les historiens connaissent l’importance de l’effort. Faire de l’histoire, c’est mener une enquête, c’est marier la tête et la main : chercher dans les index, les dépôts et les bibliothèques ; tourner des pages de livres, de registres ou de documents ; lire et noter ; déplacer des boîtes d’archives ; s’appliquer à connaître les différents outils du métier ; composer des corpus et les soumettre à l’analyse ; vérifier et valider les données ; se concentrer devant un écran d’ordinateur ; se plier aux rituels de l’écriture ; diffuser des résultats de recherche. Tout ce labeur exige du temps, de la patience et de l’opiniâtreté. Tout ce labeur engendre un ethos, des prédispositions fondées sur des valeurs partagées par les praticiens de la discipline, peu importe leur champ d’activités. L’exactitude, la bonne foi, la prudence, la bienveillance, la curiosité et le respect de l’intégrité humaine sont autant de valeurs qui se développent au fil de l’expérience et des rencontres, par le travail de découverte et de critique.
Enfin, faire de l’histoire, c’est offrir un service public suivant une approche à la fois éthique et politique. Faisant face à des défis complexes et fondamentaux, nos sociétés contemporaines sont sollicitées par de multiples demandes de sens de la part des citoyens et citoyennes. Ces demandes reposent souvent sur une quête de perspective : nous tous et toutes cherchons à saisir d’où provient telle situation, et quelles seront ses conséquences éventuelles. Ces demandes de sens interpellent les historiens comme serviteurs publics. La pratique de l’histoire comme service public repose ainsi sur l’établissement d’une double compréhension fondée sur l’empathie : comprendre les attentes de ses concitoyens, faire comprendre le passé dans toute sa complexité. C’est là la pertinence de ce métier.
Mémoire et histoire sont souvent confondues par le grand public, alors qu’elles relèvent pour les historiens de registres bien distincts. Comment définiriez-vous la différence entre ces deux notions ?
D’abord, l’histoire comme discipline produit des connaissances. À ce titre, elle se présente comme une enquête méthodique portant sur l’expérience humaine passée, poursuivant l’idéal de vérité et produisant des connaissances vraies et vérifiables. L’enquête méthodique permet de dégager des jugements de fait selon l’acception du sociologue Max Weber, des jugements qui visent l’exactitude en dépit de la complexité de l’objet d’étude, de l’incomplétude des corpus et de la faillibilité de l’analyste. Elle s’appuie sur une procédure en deux temps. D’une part, les historiens interprètent des indices tirés des traces du passé. Mû par la curiosité, leur travail s’apparente alors à celui des médecins pour établir des faits ensevelis sous les poussières d’information : l’approche est descriptive, ils procèdent à une observation minutieuse des séquences d’événements, ils recherchent des causes naturelles qui découlent des différents contextes. D’autre part, les historiens exposent à leurs lecteurs les résultats de leur enquête, en cherchant à les convaincre rationnellement, comme le feraient les avocats. Leur récit se compose avec des preuves claires et ordonnées, qui ont été soumises à l’examen critique. Ils veulent dire la vérité.
Ensuite, la mémoire suscite un sentiment d’appartenance à une communauté qui traverse le temps et les générations. Ce sentiment engendre une communauté fondée sur les émotions. Pour la médiéviste Barbara H. Rosenwein, les membres d’une communauté émotionnelle entretiennent un système de sentiments mutuels : ce qu’ils définissent et évaluent comme précieux ou nuisible, leurs estimations des émotions des autres, leurs liens affectifs et les modes d’expression qu’ils attendent, encouragent, tolèrent et déplorent. Dans une communauté émotionnelle, la mémoire n’est pas une matière morte et désuète : elle est ce qui anime au présent ses membres. Elle forme l’émotion première, celle qui fait communauté.
Histoire et mémoire partagent des intentions communes. Elles veulent chacune lutter contre l’oubli qui efface les exploits et le quotidien des êtres humains. Elles ressortissent toutefois à deux registres qui diffèrent en nature mais qui ne sont pas supérieurs l’un à l’autre. Le registre de l’histoire repose fermement sur la recherche de l’idéal de vérité. Le registre de la mémoire poursuit celui de la justice, la justice constituant le fondement de l’appartenance collective et de la reconnaissance de la dignité humaine. Histoire et mémoire divergent aussi sur un point crucial. La mémoire soude une communauté spécifique d’êtres humains : une famille, une classe sociale, une nation, une ethnie, un groupe identitaire. Pour reprendre l’avertissement d’Hérodote – le fondateur de la discipline –, l’enquête historique reconstitue le passé des Grecs comme celui des Barbares, en ce qu’ils partagent ensemble d’une commune humanité.
Tout ce labeur exige du temps, de la patience et de l’opiniâtreté. Tout ce labeur engendre un ethos, des prédispositions fondées sur des valeurs partagées par les praticiens de la discipline, peu importe leur champ d’activités.
Tout au long de votre ouvrage, vous revenez sur les valeurs de dignité et de respect qui à votre avis sont propres à la pratique de l’histoire. Pouvez-vous nous en dire plus sur ces deux valeurs cardinales ?
Tout au long de ces années de réflexion pour me guider dans la pratique de mon métier, j’évoque souvent la notion de dignité, en me référant entre autres au philosophe Emmanuel Kant. Selon lui, « l’humanité est par elle-même une dignité » : le fait d’être humain est une valeur en soi, il nous dignifie et nous oblige au respect mutuel, ici et ailleurs, maintenant et en tout temps.
Enclenché après la Seconde Guerre mondiale avec l’épanouissement de la technoscience, l’urgence environnementale, les politiques de la reconnaissance et les divers mouvements de décolonisation, le tournant éthique qui caractérise nos sociétés contemporaines se fonde sur le droit. De nos jours, les chartes, les lois et les jugements des tribunaux se réfèrent fréquemment à la dignité des individus comme principe normatif. Vivant dans le temps présent, les historiens reconnaissent et prennent en compte l’importance de la dignité humaine dans l’exercice de leur discipline. La dignité humaine interpelle l’ethos historien et, plus particulièrement, son adhésion aux valeurs de prudence et de bienveillance.
Dans la poursuite de leur enquête sur le passé, la dignité oblige les historiens à se concentrer sur l’essentiel : de respecter ce que nous sommes en soi comme êtres humains et d’assurer notre reconnaissance au regard des Autres. Respecter la dignité humaine, vivante et passée, c’est rejeter cette conception d’un objet manipulable, réduit aux simples fonctions d’un instrument dans un modèle abstrait ou dans un récit édifiant. Reconnaître la dignité, c’est instituer des procédures mettant fin aux multiples humiliations qui déprécient notre humanité. Selon cette perspective, les historiens adhèrent aux propos de leur collègue Carlo Ginzburg : « Il n’y a pas de serment d’Hérodote ou de Thucydide pour les historiens comme il y a un serment d’Hippocrate pour les médecins ; mais s’il y en avait un, le respect des morts devrait y figurer. » Ainsi, faire de l’histoire devient pleinement une pratique de connaissance et de compréhension du passé, une pratique qui nous habilite comme citoyens en nous situant urbi et orbi, une pratique par laquelle nous respectons et nous reconnaissons la dignité humaine par-delà le silence et la mort.