Elizabeth LemayDaddy Issues

Un coup de génie dans le ciel du roman.

Extrait de l’œuvre

Au royaume d’où je viens, on ne sait pas abdiquer ses vieux rêves. Les amants d’ici préfèrent reprendre des histoires écorchées plutôt que d’entreprendre une nouvelle traversée. Dans mon royaume, on parle une langue à demi morte comme on enlace une cause vaine et comme on embrasse un ancien amant. Et j’ignore si cela est bien ou mal.

J’ai l’impression d’avoir toujours à défendre cette histoire. À me disculper. J’ignore quoi vous dire au juste, sinon que les maîtresses ne sont que des filles avec leur part de rêve. Qu’avant une révolution il n’y a que des gens s’acharnant à faire chavirer le navire en mer. C’est avec la victoire que les anarchistes deviennent des héros, et les maîtresses, des filles bien. Moi, je crois en l’amour des faux amants. Je pense qu’ils s’aiment autant que les vrais. C’est de ces amours-là que regorge la littérature. Je réalise que c’est au fond tout ce que j’attends des romans. Qu’ils me disent que même les peuples défaits ont leur part d’histoire. Qu’ils existent tout de même à travers leur naufrage. Qu’ils parlent du roi et de moi.

Nos retrouvailles et nos séparations sont dignes des gares de train. Il pousse la porte de ma chambre et m’aperçoit étendue sur les couvertures. Je reste immobile quinze ou vingt secondes à regarder mon roi et la tête qu’il fait devant le contraste entre la pureté presque enfantine de mon visage et mon corps de jeune femme, long et fin.


 

Moi, je crois en l’amour des faux amants. Je pense qu’ils s’aiment autant que les vrais. C’est de ces amours-là que regorge la littérature.


 

Souvent, mon roi tient un livre à la main qu’il m’offre sans un mot, comme on remet de l’argent à une pute, en silence. Et ce livre, je le dévore dès son départ pour prolonger un peu notre rendez-vous. Je le range ensuite avec les autres dans une partie de ma bibliothèque qui lui est consacrée. J’aime voir grandir cette pile de livres offerts par mon roi, reflet de la durée de notre relation. Comme nous prenons grand soin de ne pas tirer la conversation vers des lieux où nous n’existons pas, ces autres vies dont nous ne faisons pas partie, de peur de creuser davantage cet abîme entre nous, nous parlons de ce qu’il nous reste, les livres.

Très rapidement, la littérature est devenue notre pierre angulaire, et les écrivains, nos complices. Notre pays, c’est Emmanuel Carrère et Jean Echenoz, c’est Jean-Paul Dubois, Dany Laferrière dont il raffole, mais moi pas, c’est Michel Houellebecq, mon préféré, Jacques Derrida, Albert Camus, c’est aussi Sartre, Hegel, Sollers, Roth, Liberati, Beigbeder, Aquin. Nos poètes comme seul port d’attache. Les morts et les vivants, surtout des hommes, mais aussi Sagan, Ernaux, Cusset, Plath, Beauvoir, dont tu déposais les mots sur ma table de chevet en guise de pourboire et d’au revoir. Leur univers sera le nôtre.


Livre publié dans la collection «Boréal compact».