Notre entretien
avec l’autrice
La dimension poétique de votre écriture fait de vos récits une expérience de lecture qui va au-delà du journal de bord et de la chronique de voyage. On est, ici, dans la littérature… Avez-vous conscience de vous inscrire dans une tradition proprement littéraire ? Lisez-vous d’autres écrivains voyageurs ? Et si oui, subissez-vous leur influence ? Y a-t-il des lectures marquantes qui ont orienté votre style et défini le genre de voyageuse que vous êtes devenue ?
Oui, j’ai conscience du fait que mon écriture s’inscrit dans une tradition proprement littéraire. Comment l’expliquer, sinon par cette réponse : c’est ma façon, mon histoire, d’où je viens et où je suis, c’est mon corps, mon esprit, c’est moi. C’est peut-être ce que l’on appelle un style, qui peut s’affiner, s’aiguiser, mais qui, à mes yeux, ne se commande pas. Je ne saurais écrire autrement. C’est ce qui émane de moi.
J’ai lu des écrivains voyageurs et explorateurs, les Nicolas Bouvier, Ryszard Kapuscinski, Saint-Exupéry, Isabelle Eberhardt, Anita Conti. Je vous dirai que c’est davantage leur écriture que les péripéties qu’ils racontent qui m’a captivée, leur élan vers la poésie, leur lancée vers le sublime. Pourquoi lit-on encore ces personnes aujourd’hui ? Pas pour les aventures qu’ils ont relatées, quoique palpitantes, mais pour la somptuosité des mots qu’ils ont utilisés pour le faire. Pour leur ferveur. Devant la même beauté, c’est la différence entre la carte postale, où tout est donné, et le tableau du peintre, où tout est évoqué. La Nuit étoilée de Van Gogh est plus nuit que la nuit. Ces écrivains et écrivaines ont su écrire le réel plus réel qu’en lui-même.
Marguerite Yourcenar n’est pas à strictement parler une écrivaine voyageuse, mais elle a quadrillé le globe sa vie durant et écrit une œuvre admirable, que je lis et relis. M’a-t-elle influencée ? Je ne saurais dire, mais elle m’a certainement inspirée. Je ne suis ni scientifique, ni guide de voyage, ni équipière d’expédition, ni même touriste. Je suis écrivaine. J’observe et j’écris ce que j’observe, en tentant d’évoquer davantage que de décrire. J’explore les êtres humains rencontrés sur mes chemins, leur mystère, je me promène dans les pays, les paysages et, je crois, dans toute ma vie, avec des petits carnets à noircir. C’est ma passion, c’est mon bonheur.
Vous semblez rechercher tout particulièrement les routes peu fréquentées et les régions les moins populeuses du globe : îles, contrées forestières, étendues nordiques et subarctiques, etc. L’évasion, pour vous, c’est moins une plage du Sud que la route du Labrador… Avez-vous constaté que ces lieux encore relativement épargnés par la présence humaine et le développement technologique se faisaient plus rares, qu’ils étaient menacés ? La photo d’une file d’attente au sommet de l’Everest a frappé les esprits. À l’heure de Google Maps et du tout-au-téléphone, l’exotisme et le dépaysement sont-ils encore possibles ?
Je me définis un peu comme une écrivaine de brousse. Je souris en écrivant ces mots, c’est mon cœur de brousse qui vous parle en cet instant. Je recherche les bouts du monde, les fins de route, comme à Kegaska, sur la Basse-Côte-Nord. Je cours les déserts, de neige, de mer ou d’épinettes, les îles inhabitées, les immensités où se fondre dans la substance du monde. Allez savoir pourquoi ! Cette quête semble inscrite dans mes gènes. Ma jeunesse a été remplie de nuits à la belle étoile, de canots sur les lacs, de voiliers au milieu des baleines, de feux à nourrir et de boulettes à réchauffer – à carboniser… – dans les gamelles.
Le plus grand cadeau que m’ait fait la vie, c’est de m’avoir accordé la faculté de contempler et de m’absorber dans l’observation jouissive de la nature. Un bonheur incessant, j’ose dire automatique, un dialogue sans fin avec plus grand que soi, une consolation parfois. Mais peut-être est-ce toujours une seule et même chose que je traque : le sublime.
Votre question fait référence à l’évasion. Je ne m’évade pas dans ces bouts du monde, au contraire ! Dans ces ailleurs de neige, de vagues et de vent, je vais voir si j’y suis. Et généralement j’y suis ! Avec la démocratisation des voyages et la sophistication des technologies de cartographie notamment, plusieurs Nords sont en effet menacés. C’est ce qu’on m’a raconté en Islande, où l’on court les aurores boréales en 4 X 4, ou en Estonie, où les projets hôteliers se dessinent nombreux dans les paysages lunaires.
Notre Nord québécois et labradorien est pour le moment relativement épargné, parce qu’il est d’accès difficile, en grande partie non relié au réseau routier. Et que ses climats extrêmes – du moins, tant qu’ils le resteront – le rendent rébarbatif à plusieurs. Ce Nord-là demeure, encore en 2025, le lieu d’une grandiose solitude et d’une sauvage beauté, un territoire largement inentamé. Oui, il y a encore des bouts du monde. Où la présence humaine est clairsemée, où découvertes et dépaysement restent possibles. Le Québec abrite parmi les dernières terras incognitas de la planète. Privilégié·es sommes-nous.
Je cours les déserts, de neige, de mer ou d’épinettes, les îles inhabitées, les immensités où se fondre dans la substance du monde. Allez savoir pourquoi !
Une certaine conscience écologique tend de plus en plus à s’opposer au voyage en tant que tel. Le tourisme devient nuisance, les vols internationaux sont dénoncés comme autant de péchés environnementaux qu’il faut expier par des « indulgences carboniques » (arbres plantés). Que peut répondre, à de tels reproches, la voyageuse éprise d’espaces naturels que vous êtes ? Peut-on opposer le pouvoir transformateur du voyage à ses impacts sur l’environnement de la planète ?
Holà, comment répondre à ces questions difficiles ? Me dédouanerai-je en vous disant que la plupart des bouts du monde ne sont accessibles qu’au bout de voyages, et au surplus de voyages en avion ? Pour « expier » mes déplacements nationaux ou internationaux, j’essaie de vivre modestement, en prenant des vols seulement quand c’est nécessaire. Ma « modestie carbonique » peut se résumer ainsi : une vie domestique teintée du souci de faire comme il faut sur le plan écologique ; petite maison ; petite voiture ; minimale consommation de biens en tous genres ; nourriture locale le plus possible.
Je crois au pouvoir transformateur des voyages. Comment pourrions-nous priver les jeunes générations notamment du privilège de se colleter aux trois A : l’Autre, l’Ailleurs, l’Altérité ? Les voyages – je veux dire les vrais voyages, pas les raids photographiques, trois petits tours et puis s’en vont – relativisent les certitudes, réduisent les préjugés, transforment les êtres. « Nous sommes si petits et la terre est si grande », me disait un jeune trentenaire, sensible aux questions environnementales, mais qui n’entend pas arrêter de prendre l’avion. « La conscience environnementale peut même s’aiguiser en voyant ce qui se passe ailleurs », me disait un autre.
Bien sûr, je ne convaincrai pas les plus radicaux. Tout leur apparaîtra comme une excuse pour n’en pas faire davantage. Je ne souhaite pas les convaincre d’ailleurs. Ils doivent être là comme une sorte de rappel à nos esprits oublieux. En dépit de tout, ma conscience écologique reste empreinte d’espoir. Les humains sauront se plier à de nouvelles façons de vivre et inventer des solutions. Il y aura des avions verts. Certes, ils ne seront pas une panacée, pas plus que les voitures électriques. Mais ils auront l’heur d’exister et d’être moins polluants. Le tourisme de masse ? On expérimente des solutions à Venise, au mont Fuji, au Machu Picchu, au Mont-Saint-Michel, à Portofino. Attention au mépris pour « la masse ». La démocratisation des voyages signifie l’accès d’un plus grand nombre à la beauté, qui n’est pas la propriété des fortunés.
Contre vents et marées, et Dieu sait que les vents sont forts et les marées puissantes, contre toute logique, estimeront les plus découragés, je persiste à considérer l’espoir comme partie d’une saine écologie personnelle et collective.
Livre publié dans la collection « L’Œil américain ».