Notre entretien
avec l’auteur
Il y aura bientôt trente ans, vous avez publié Quelques arpents d’Amérique, qui vous a valu le Prix littéraire du Gouverneur général et qui traitait de la même population, les Saguenayens, selon une périodisation très similaire. Ce nouveau livre est pourtant d’une tonalité fort différente. Qu’est-ce qui distingue ces deux livres, tant dans les intentions que dans la méthode ?
Quelques arpents d’Amérique se voulait un livre spécialisé, centré principalement sur la société rurale. Les analyses faisaient largement appel à des données quantitatives. Terre des humbles est d’une tout autre facture. D’abord, l’ouvrage est beaucoup plus ambitieux. Prenant appui sur Quelques Arpents, il vise à reproduire intégralement le modèle de l’histoire sociale, soit à rendre compte de l’ensemble d’une société sur une assez longue durée (1840-1940) et dans ses diverses composantes – spatiale, économique, sociale, culturelle (incluant le religieux) – et à travers le rôle joué par les acteurs collectifs.
J’ai donc voulu exposer toutes les dimensions de la vie collective en faisant ressortir leurs interactions de manière à obtenir un portrait général et dynamique. Le défi consistait à montrer comment cet ensemble s’est transformé au cours des décennies, notamment au gré de l’urbanisation et de l’industrialisation. Cette direction de l’analyse s’attachait également à reconstituer l’évolution des rapports sociaux : les inégalités, les rapports de pouvoir, les alliances, les conflits.
Enfin, Terre des humbles se distingue du précédent par le recours intensif à un immense corpus de données orales, soit près de 2500 entretiens avec des personnes âgées, entretiens réalisés à partir des années 1920 jusqu’à l’an 2000. J’ai pu ainsi mettre en quelque sorte des paroles sur les faits, les épisodes, les expériences du passé. J’ai pu aussi pénétrer dans les consciences, rendre compte des perceptions, des sentiments, des aspirations, des croyances des individus. Le recours à ces données a permis également d’attester et de décrire en détail les traits, les usages et les coutumes qui composaient la vie quotidienne.
Ce mariage de données événementielles et de données orales constitue une originalité de l’ouvrage.
Vous faites, dans ce livre, la part belle à l’histoire orale. Obéissez-vous en cela aux nouvelles tendances qu’on voit poindre en histoire et qui cherchent à donner la parole aux acteurs, surtout ceux qu’une certaine histoire officielle a négligés ?
On aura compris que, grâce au corpus de données orales, j’ai été en mesure de reconstituer la vie des Saguenayens à partir du début des défrichements (ce que permettaient les entretiens les plus anciens) jusqu’à la fin de la période. C’est un apport très important qui n’a pas vraiment de précédent en histoire sociale. Au moment de son essor en France et en Europe, celle-ci ne faisait pas mention de données orales, lesquelles étaient plutôt le lot des enquêtes ethnologiques portant sur l’observation de petites communautés contemporaines. Dans le cas du Saguenay, ces données sont uniques à la fois par leur ancienneté et leur abondance.
Terre des humbles, à sa façon, donne la parole aux acteurs, principalement les obscurs, les négligés, les absents de l’histoire – la plupart des personnes interrogées étaient d’origine modeste, plusieurs étaient des femmes aussi.
J’ai donc voulu exposer toutes les dimensions de la vie collective en faisant ressortir leurs interactions de manière à obtenir un portrait général et dynamique.
Je précise cependant que le corpus d’entretiens ne prend pas la forme de confessions approfondies ou d’autobiographies en bonne et due forme comme on le fait aujourd’hui. Ce sont plutôt des entretiens ouverts, exploratoires, qui permettent de reconstituer précisément des univers révolus.
Ils livrent ainsi de précieux aperçus sur le vécu des individus et des familles. J’oserais dire que, de cette façon, l’ouvrage recoupe en quelque sorte une pratique scientifique récente qui veut démocratiser l’étude du passé (du moins du passé récent) en reconstituant la vie « par le bas ».
L’imaginaire collectif (et de façon très marquée l’imaginaire publicitaire) nous incite à associer le Saguenay à l’idée de « royaume », et les cultivateurs qui ont défriché ce royaume à des figures de « géants ». Dans ce contexte, votre titre ne peut manquer d’étonner. Qui sont ces « humbles » auxquels vous faites référence ? En quoi leur « humilité » tient-elle ?
Je tiens ici à faire une importante mise au point. À l’exception des travaux scientifiques, universitaires surtout, la littérature actuelle sur cette région cède à l’hagiographie, au lyrisme et au mensonge. L’image du fameux « Royaume » n’a aucune trace dans la réalité et aucune résonance dans la population. Les religieux et les élites traditionnelles ont souvent décrit les colons comme des « géants », des « croisés intrépides » voués à l’expansion de la religion et de la patrie dans la sauvagerie. On les représentait aussi comme des personnages épanouis à la tête de grandes familles heureuses, régnant sur des fermes prospères aux champs couverts de blés d’or… (Je n’exagère pas.)
Or, il se trouve que la vie des colons était faite de pauvreté, de misère et d’inquiétude. La condition de la femme était particulièrement dramatique. Un grand nombre de familles, vaincues par l’adversité, prenaient le parti de l’exil. Les nombreux témoignages tirés des données orales sur ce sujet sont poignants. Ce sont ces gens-là qui ont donné le titre à mon livre.
La misère était au rendez-vous également dans le monde urbain. Il était en grande partie dominé par une industrie anglophone opiniâtre qui exploitait une main-d’œuvre impuissante et un haut clergé particulièrement autoritaire qui combattait les « idées mauvaises », comme la liberté, la démocratie et l’instruction, son objectif étant d’instaurer dans cette région une authentique théocratie – l’État était dans l’Église et non l’inverse.