Notre entretien avec l’auteur
Votre nouveau roman évoque le Chili d’hier et d’aujourd’hui ainsi que les bouleversements sociaux et politiques qui ont émaillé son histoire récente. Mais c’est aussi et surtout un roman intimiste et réflexif où le narrateur retourne dans son pays natal pour un colloque sur Albert Camus durant lequel il revoit Laura, son amie d’enfance. Que vouliez-vous montrer en choisissant cet angle plutôt que celui du roman social, comme vous avez pu le faire dans Viral notamment ?
Plus de cinquante ans se sont écoulés depuis le coup d’État de 1973, qui a renversé le gouvernement de Salvador Allende et forcé à l’exil de centaines de milliers de Chiliens, dont ma famille. On comprendra que cet événement historique a quelque chose de fondateur pour la diaspora chilienne. Et puis, il y a eu la révolte sociale d’octobre 2019 qu’on peut attribuer, dans une certaine mesure, au système inégalitaire mis en place par la dictature. Le roman social apporte surtout des réponses d’ordre sociologique et politique, et ce n’est pas ce qui m’intéressait. Ce qui me travaillait, c’était des questions liées au legs, à la transmission et à la mémoire. Pourquoi, après plus de cinq décennies, tant de Chiliens sont-ils encore si marqués par les années de la dictature ? Pourquoi avons-nous l’impression que ce chapitre n’est pas clos ? Y a-t-il des leçons à tirer des années du régime militaire ? Et puis, qu’est-ce que l’Histoire ? Est-ce uniquement ce que racontent les manuels d’histoire ? La mémoire collective est en grande partie gardée vive par la parole et les témoignages. C’est pourquoi les conversations sont au cœur de ce livre. Voilà pourquoi il m’a semblé que pour répondre à ces questions un roman sondant la vie intérieure des personnages et ne tournant pas le dos à la réflexion convenait mieux à mon propos. Pour le dire autrement, j’ai cherché à comprendre comment la grande Histoire a influé sur la petite histoire de mes personnages.
Les Amandiers en fleurs est traversé par la figure et l’œuvre d’Albert Camus, qui a lui-même visité le Chili en 1949. D’ailleurs, la longue déambulation du narrateur et de Laura dans le brouillard de Santiago n’est pas sans rappeler celle de Jean-Baptiste Clamence, le narrateur de La Chute, dans les rues brumeuses d’Amsterdam. Que représente Camus pour vous et pour les personnages de votre livre ?
Quand la crise sociale de 2019 a commencé, je me suis souvenu des Journaux de voyage de Camus et je les ai relus. En août 1949, il était à Santiago du Chili pendant la Révolution de la chaucha. Il fait remarquer que cette révolte sociale a été causée par une hausse du prix du ticket de bus. Soixante-dix ans plus tard, la crise de 2019 est aussi provoquée par une hausse du ticket des transports en commun. Est-ce l’Histoire qui se répète ? Comment comparer des événements historiques ? Ses carnets de voyage ont suscité chez moi toutes sortes de questions et de fictions. Par ailleurs, plusieurs textes de Camus font partie du corpus de ma thèse de doctorat que j’ai publiée en 2005 sous le titre La Faucille et le condor. Le discours français sur l’Amérique latine (1950-1985). Parmi la trentaine d’auteurs étudiés, Camus sort du lot, puisqu’il évite habilement les lieux communs sur l’Amérique du Sud et qu’il ruse : comme il connaît mal cette région, il place le thème de la méconnaissance au cœur de ses récits, ce qui lui permet une grande lucidité. L’œuvre de Camus a donc progressivement contaminé plusieurs facettes du roman. Par exemple, le monologue du personnage de la Chimenea rappelle à plusieurs égards, je crois, celui du narrateur de La Chute. De plus, le roman brosse le portrait d’un type d’homme tout aussi important pour Camus que « l’homme révolté » et que je laisse les lecteurs découvrir.
Ce qui me travaillait, c’était des questions liées au legs, à la transmission et à la mémoire. Pourquoi, après plus de cinq décennies, tant de Chiliens sont-ils encore si marqués par les années de la dictature ? Pourquoi avons-nous l’impression que ce chapitre n’est pas clos ?
La principale forme narrative de votre livre est particulière, puisqu’il s’agit du carnet de voyage du narrateur, dont les courtes entrées sont séparées par des titres. Est-ce pour vous une manière d’entrer en dialogue avec les Journaux de voyage de Camus, dans lesquels il a consigné ses impressions de Santiago, tout en vous en distanciant ?
Je voulais une emprise sur le vif de la crise sociale de 2019. Le carnet de voyage permet cela. Pendant ces événements, j’ai pris beaucoup de notes, dont certains passages se retrouvent dans le roman. Cela donne lieu à une écriture attentive au réel, très près du reportage avec lequel je me sens à l’aise. Le carnet de voyage favorise aussi une forme d’écriture plus réflexive, où le narrateur peut se remettre en question, par exemple. Que vaut son point de vue, celui d’un exilé de deuxième génération ? Comment écrire le roman sur lequel il travaille ? Que peut la littérature devant un événement historique ? Peut-elle prendre des libertés et spéculer ? Qu’est-ce que l’expérience chilienne a d’universel ? Le roman raconte les destins de Laura, de Monica et de la Chimenea, mais il présente aussi le « making of » du livre.
À la figure de Camus, qui s’illusionne sur la situation du Chili, répond d’une certaine manière celle de Monica, la mère de Laura, une pasionaria assassinée par les militaires de Pinochet dans des circonstances troubles. Il est d’ailleurs question de la reconstitution de son meurtre dans le roman. Pourrait-on dire plus largement que Les Amandiers en fleurs réfléchit à la reconstitution du passé et des figures marquantes qui l’ont façonné ?
La question de la reconstitution du passé se pose avec acuité dans le cas chilien, parce que le régime militaire a beaucoup faussé l’Histoire avec ses « montages » à la télévision et dans les journaux qui sympathisaient avec le dictateur. La propagande a joué un rôle déterminant pour maintenir au pouvoir pendant dix-sept ans ce régime autoritaire. Depuis le retour de la démocratie, la société chilienne est divisée quant à la façon de raconter l’Histoire. Il existe encore un courant de l’historiographie qui ménage ou glorifie le dictateur. Voilà pourquoi il faut présenter une Histoire racontée du point de vue des victimes de la dictature afin de leur rendre justice. C’est ce que je fais dans ce roman par l’entremise du personnage de Laura, qui enquête sur la disparition de sa mère, Monica. Cette investigation est nécessaire et salutaire, mais elle est semée d’embûches. Je me suis intéressé aux reconstitutions judiciaires qui ont été faites pour les victimes de la dictature et j’ai fini par y voir une puissante métaphore du travail effectué par le romancier. Ce dernier tâtonne, extrapole, reconsidère, fictionnalise, s’avance tant bien que mal vers la vérité. C’est un travail à petits pas.