Michèle OuimetPartir pour raconter

Le récit passionnant d’une grande reporter internationale.

Extrait de l’œuvre

L’islam

Août 1978. Je venais de traverser le Sahara en auto quand je suis arrivée à Biskra, dernière oasis du désert d’Algérie. C’est là, assise à la table d’une gargote, seule femme parmi les hommes, que j’ai découvert l’islam dans toute sa rigueur. Un mois plus tôt, j’avais quitté la capitale du Mali, Bamako, avec mon chum, Michel, dans une Citroën deux-chevaux, minuscule voiture qui tenait avec des bouts de ficelle. On rêvait à cette expédition depuis longtemps. Le projet était fou: parcourir une partie de l’Afrique d’ouest en est, le Mali, le Burkina Faso, le Niger, puis bifurquer vers le nord pour traverser le Sahara jusqu’à Tunis, au bord de la Méditerranée, un périple hasardeux de 5 950 kilomètres. Avant de partir, nous avions rempli notre deux-chevaux de boîtes de conserve et de bidons d’essence et d’eau. Elle ployait tellement sous la charge qu’on a dû enlever les pare-chocs avant et arrière pour éviter qu’elle accroche le sol.

J’avais vingt-quatre ans, Michel, vingt-six. Nous vivions à Bamako, au coeur de l’Afrique de l’Ouest, depuis un an. Michel enseignait la géologie dans un collège technique pendant que je rédigeais mon mémoire de maîtrise en histoire. Je voulais être journaliste, mais ce rêve me semblait inatteignable. En 1978, le Mali était coupé du monde. Il n’y avait qu’une radio, contrôlée par le dictateur Moussa Traoré, un militaire qui s’était hissé au pouvoir dix ans plus tôt à la suite d’un coup d’État. La télévision n’existait pas et les rares journaux étaient à la solde du gouvernement. Le Mali vivait en vase clos. C’était avant Internet, avant l’ère de la planète à ciel ouvert où chaque soubresaut est répercuté par les réseaux sociaux. Pendant les deux ans où nous avons vécu là-bas, j’ai appelé mes parents une seule fois, en utilisant le téléphone de mes voisins. J’écrivais de longues lettres à ma mère, deux par semaine. Elle les a conservées. Elles dorment dans une boîte enfouie au fond de ma garde-robe. Moi qui jette tout, je les ai conservées comme une relique précieuse qui me relie à ma mère, morte en 2014. Je ne les ai jamais relues. J’ignore qui a eu cette idée folle, mais on y tenait, à notre traversée du désert. À l’époque, il n’y avait pas de djihadistes. Aujourd’hui, cette expédition serait impossible.

Nous étions jeunes et téméraires, mais surtout inconscients des dangers. Pour nous rendre à Tunis, nous devions traverser le désert algérien. Nous nous sommes égarés dans l’immensité du Sahara après avoir perdu de vue la piste principale, qui partait dans toutes les directions. Rien ne ressemble plus à une dune qu’une autre dune. Nous couchions à la belle étoile dans des lits de camp installés à côté de l’auto. Après avoir roulé toute la journée, on ouvrait une conserve, souvent du cassoulet, on piochait dans la boîte, trop crevés pour la réchauffer, puis on s’effondrait sur nos lits. Au coucher du soleil, le ciel nu passait du pourpre au bleu profond. L’auto s’enlisait souvent et nous avons fait dix-neuf crevaisons. On réparait les pneus à la mitaine. Le jour, la température grimpait au-dessus de quarante degrés, avec des pointes à cinquante, mais le temps était sec, tellement sec que le linge mouillé séchait en quelques minutes. La nuit, on dormait avec une petite laine, car le fond de l’air était frais.

Le passage entre le Niger et l’Algérie a été épique. Un no man’s land de plusieurs kilomètres séparait les deux pays. Nous l’avons franchi dans notre deux-chevaux obèse jusqu’à la frontière algérienne, qui se résumait à une cabane en bois et à une barrière posée sur deux barils. Autour, le désert à perte de vue. À l’époque, l’Algérie vivait sous la férule d’un dictateur soutenu par l’Union soviétique, le colonel Houari Boumédiène. Les militaires qui gardaient la frontière nous ont rançonnés. Je ne me rappelle plus combien ils avaient exigé, mais je me souviens du mépris des soldats. En fouillant l’auto, ils avaient découvert notre linge sale. Ils me l’avaient lancé au visage en m’ordonnant de le laver à une source d’eau située non loin de là. J’avais marché une centaine de mètres et mouillé rapidement les vêtements sous le regard amusé des soldats. Nous étions à leur merci. Qui serait venu à notre secours au milieu du désert? Nous arrivions en Algérie en plein ramadan. Nous ne connaissions pas grand-chose à l’islam, à part le voile et les mosquées. Le Mali, où nous vivions depuis un an, était musulman, mais on y pratiquait un islam modéré teinté d’animisme, loin, très loin de la rigidité algérienne.


 

Nous couchions à la belle étoile dans des lits de camp installés à côté de l’auto. Après avoir roulé toute la journée, on ouvrait une conserve, souvent du cassoulet, on piochait dans la boîte, trop crevés pour la réchauffer, puis on s’effondrait sur nos lits.


 

Après avoir franchi la frontière allégés de quelques francs maliens, nous avons roulé jusqu’à Tamanrasset, où la piste s’arrêtait pour laisser place à l’asphalte. Les oasis défilaient, îlots de verdure au milieu du désert, Ain Salah, Ouargla, Ghardaïa. Située dans l’austère plateau du M’Zab, Ghardaïa était d’une beauté à couper le souffle. Des maisons couleur sable construites en rangs serrés sur une colline arrondie, des ruelles étroites où des ânes lourdement chargés se frayaient un chemin, des mosquées aux minarets pointés vers le ciel. Au coucher du soleil, la ville se teintait de rose et d’ocre. Mais derrière ce charme délicat se cachait l’âpreté des hommes. Dans le plateau du M’Zab, les femmes sortaient rarement de la maison, elles vivaient entre elles, coupées du reste du monde. Lorsque Michel croisait une Mozabite, elle se tournait face au mur pour éviter son regard. Les femmes portaient un voile blanc qui les couvrait de la tête aux pieds. Elles le rabattaient sur leur visage, ne laissant apparaître qu’un œil. Même leurs mains étaient dissimulées sous le tissu.

Après avoir quitté Ghardaïa, Michel et moi avons roulé sur la route asphaltée qui traversait le Sahara comme une longue cicatrice. À Ouargla, il n’y avait rien à manger. Pendant le ramadan, personne n’avalait quoi que ce soit du lever au coucher du soleil. On a pigé dans nos réserves. Encore du cassoulet. Après avoir roulé toute la journée, nous sommes enfin arrivés à Biskra. Sept hommes silencieux étaient attablés dans une gargote, les seuls clients de la place. L’un d’eux s’est levé, visiblement en colère. Il parlait fort en me montrant du doigt. Ma présence l’offensait. Il a fini par se rasseoir en me lançant un regard noir. L’hostilité ambiante m’intimidait. Tous fixaient leur soupe sans bouger ni parler, puis l’appel du muezzin annonçant le coucher du soleil a déchiré le silence. Les hommes, qui n’avaient rien mangé depuis l’aube, se sont jetés sur leur assiette, sans un regard pour moi.


 

Livre paru dans la collection « Boréal Compact ».