Michèle OuimetMa bête

Une grande histoire d’amour qui nous oblige à revoir nos idées reçues, tant sur la maladie mentale que sur le couple.

Notre entretien
avec l’autrice

Vous racontez, dans ce roman, une histoire directement inspirée de votre vie, soit la maladie et le suicide de celui qui a été votre compagnon pendant plus de trente ans. Vous êtes à la fois romancière et journaliste. Pourquoi avoir choisi la forme du roman, et non celle du récit ou du reportage, pour raconter ce que nous devinons être une histoire vécue ?

J’y tenais, au roman. Même si tout ce que je raconte dans mon livre est vrai, ou presque, j’avais besoin de la liberté qu’apporte la forme romanesque, besoin de changer certaines dates et de fusionner des événements pour la fluidité du récit, besoin aussi de préserver l’anonymat des médecins, de ma famille et de mes amis. Mais je voulais surtout me protéger, mettre un voile de pudeur entre les lecteurs et moi en leur laissant la tâche de démêler le vrai du faux.

La liberté romanesque m’a permis d’inventer des personnages à l’unité psychiatrique où André a passé de longs mois, ce qui n’aurait pas été possible dans un reportage. C’est drôle, j’ai été journaliste toute ma vie, pourtant, la dernière chose dont j’avais envie, c’était de raconter cette histoire sous la forme d’un reportage. Je voulais me débarrasser de la dictature des faits, je ressentais le besoin viscéral de me sentir libre d’inventer, sans avoir à vérifier mille microdétails.

Il existe des normes en journalisme que l’on doit respecter : la vérification maniaque des faits, l’utilisation des citations, l’obligation de donner la parole aux gens qui sont critiqués pour qu’ils puissent se défendre. Je voulais me libérer de ces contraintes qui freinent l’élan créateur. Certains diront que mon roman est une autofiction. Peut-être. L’autofiction mêle la fiction et l’autobiographie. Si cette définition est juste, alors, oui, j’ai écrit une autofiction. Dans ce roman, car c’est bel et bien un roman, presque tout est vrai. Je ne crois pas que j’aurais pu inventer une telle histoire, vivante et drôle, triste et tragique.

Vous avez des mots très durs pour notre système de santé, surtout en ce qui concerne le traitement de la santé mentale. Pourquoi une société aussi technologiquement avancée que la nôtre a-t-elle encore tant de difficulté à prendre soin des personnes qui souffrent de maladie mentale ?

Durs ? Oui, peut-être, mais je ne le vois pas ainsi. En tout cas, ce n’était pas mon intention. Mon roman n’est pas un essai, sauf qu’à travers mon récit, on comprend les limites de notre système de santé qui, dois-je le rappeler, coûte 65 milliards par année, soit plus de 40 % du budget de l’État québécois.

Je n’ai jamais été malade à part des rhumes inoffensifs, alors lorsqu’André, mon conjoint, a été frappé par des maladies neurodégénératives. J’ai été plongée dans deux réalités parallèles : d’un côté, les lenteurs aberrantes du système de santé, surtout pour les problèmes touchant la maladie mentale, de l’autre, le manque de ressources pour épauler les proches aidants. Car c’est ce que je suis devenue bien malgré moi, une proche aidante. J’ai fréquenté non seulement des hôpitaux, mais aussi une unité psychiatrique où André a été interné pendant de longs mois. Et tout cela, en pleine pandémie avec les contraintes que l’on connaît : port du masque, lavage frénétique des mains, visites au compte-gouttes, et j’en passe.

Mais à travers ce système chaotique, André a eu la chance d’avoir des médecins dévoués, deux psychiatres et une neurologue. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans eux. J’ai aussi découvert la psychiatrie, un univers nébuleux dominé par le dosage délicat des pilules sans lesquelles les patients risquent de devenir dangereux. Je me suis souvent sentie seule, abandonnée par le système lorsqu’André faisait des crises et menaçait de me tuer. Vers qui me tourner pour obtenir de l’aide ? Dieu merci, le 911 existe.


 

Je voulais me débarrasser de la dictature des faits, je ressentais le besoin viscéral de me sentir libre d’inventer, sans avoir à vérifier mille microdétails.


 

Votre roman raconte une histoire de maladie et de mort, mais il s’agit également d’une grande histoire d’amour. Toutefois, là encore, la société et ses règles semblent souvent en dissonance avec ce que vivent les gens. Pourquoi, croyez-vous, nos institutions nous ressemblent-elles si peu ?

J’ignore pour les autres, mais moi, je n’ai jamais cru au mariage. Je ne me suis jamais mariée, car je n’avais pas besoin de la bénédiction de l’État, encore moins celle de l’Église, pour aimer quelqu’un et rester avec lui pour le meilleur et pour le pire, comme le veut la formule consacrée. Et le pire, je l’ai connu dans les dernières années de la vie d’André. Ça, c’est le premier niveau. Le deuxième, c’est cette pression sociale à peine subtile pour qu’un couple vive ensemble. J’ai longtemps refusé de céder à cette pression. J’ai non seulement rejeté la conjugalité classique, mais aussi la famille recomposée, toi, moi, ton fils, ma fille, tous ensemble sous le même toit. André me suppliait de vivre avec lui. Plus je résistais, plus il s’acharnait jusqu’à frôler la tyrannie conjugale. Je ne voulais pas vivre avec lui et son fils, point, non par principe ou au nom d’une quelconque idéologie, mais parce que j’étais une vieille fille et que je m’assumais. Trop, me disait André à la blague. Et j’ai résisté… jusqu’à ce que ma fille soit assez grande pour vivre en appartement.

Mes amis et ma famille ne me jugeaient pas, mais la société, oui. Le gouvernement ne m’a pas spontanément accordé le statut de veuve après la mort d’André. Comme nous ne vivions pas sous le même toit, nous n’étions pas un « vrai » couple, ce qui m’excluait des avantages financiers liés au veuvage, comme si je n’étais pas une veuve, une vraie, sauf que ma peine, elle, était bien réelle.