Renaud RousselQue je t’aime

Éditorial

Chères lectrices, chers lecteurs,

Pour commencer, permettez-moi de vous emmener ailleurs.

Cet été, j’ai fait halte à Namwon, petite bourgade au pied du mont Jirisan que les Coréens surnomment « la ville de l’amour ». Pourquoi? Parce que Namwon a été le théâtre de la plus célèbre idylle du pays, celle de Chunhyang et Mongryong, deux amants de classes différentes dont le mariage secret et illégitime, nous dit le récit, triomphe des coups du destin et de la rigidité des valeurs morales.

Si j’ouvre cet éditorial du Boréal Express sur cette anecdote, ce n’est pas parce que la maison se lance dans la traduction de la littérature coréenne classique. Du moins, pas encore. C’est plutôt parce qu’en sillonnant le beau jardin consacré à ces deux figures légendaires, là où chaque année se tient un grand festival en leur honneur, j’ai longuement pensé à la puissance symbolique de ces fables amoureuses qui ont traversé les siècles et les frontières sans rien perdre de leur éclat. Pyrame et Thisbé, Majnoun et Leïla, Chunhyang et Mongryong, donc… ces couples comme leurs descendants – Roméo et Juliette en tête – incarnent bien évidemment le caractère absolu, irrépressible, de l’amour, mais s’ils ont accédé à la postérité, c’est aussi et surtout parce que leur passion constitue un acte de résistance contre les normes traditionnelles, celles de la famille et la société au premier chef. Car, à l’image du mur qui s’élève entre Pyrame et Thisbé, qui dit amour dit nécessairement obstacles à franchir.

Même quand je suis à l’autre bout du monde, en tête à tête avec une carpe koï au bord d’un étang royal, les livres du Boréal n’errent jamais très loin de mon esprit. Il ne fait donc aucun doute que mes réflexions coréennes étaient en partie nourries par les nouveautés que vous allez découvrir dans les pages de ce Boréal Express. En effet, coïncidence du calendrier éditorial, l’amour est au cœur de plusieurs titres cette saison. Non pas l’amour aveugle et béat, mais l’amour dans toute sa complexité, du rose bonbon au noir le plus profond en passant par ses multiples nuances de gris.

Jusqu’où suis-je capable d’aller par amour? À quoi mon amour saura-t-il résister? Ces questions, vous serez nombreux à vous les poser en tournant les pages de Ma bête. Dans ce roman autobiographique, Michèle Ouimet raconte à la fois la disparition progressive de son amoureux de longue date sous les assauts de la maladie mentale et la violence graduelle qu’il manifeste à son égard.

Après ses crises, il me dit et me répète: je t’aime, jamais je te ferais de mal. Je le crois. C’est le André malade qui veut me tuer ou qui ne veut plus me voir, pas mon André. Le problème, c’est que le André malade prend de plus en plus de place.


 

En effet, coïncidence du calendrier éditorial, l’amour est au cœur de plusieurs titres cette saison. Non pas l’amour aveugle et béat, mais l’amour dans toute sa complexité, du rose bonbon au noir le plus profond en passant par ses multiples nuances de gris.


 

La maladie gagne inéluctablement du terrain, l’amant devient responsabilité. Et l’amour dans tout cela? Il vacille, inévitablement, mais perdure. Il perdure dans le combat incessant que mène la romancière contre la maladie, contre les lacunes du système de santé et les injustices du système social, mais surtout contre elle-même à mesure que grandit en elle la faille de l’épuisement, du doute, du détachement et de la culpabilité.

Mais pourquoi écrire une telle histoire? Parlez-moi d’amour, oui, mais pour quelles raisons? Certainement pas pour guérir, car une telle blessure ne se referme pas. Pour expliquer et témoigner? Peut-être, surtout quand on a le journalisme dans le sang comme Michèle Ouimet. Mais encore?

Peut-être aussi et surtout pour se réapproprier, par le pouvoir d’introspection et d’évocation de la littérature, un récit que des forces extérieures et que nos propres doutes ont menacé de nous enlever. Car Tout cela m’appartient, comme le dit si bien le titre du récit de Virginie Chaloux-Gendron. Tout, c’est-à-dire les multiples strates d’une histoire d’amour passionnel qui a subsisté un temps, jusqu’à ce que l’accumulation des violences finisse par l’emporter.

Il est difficile de dénoncer la personne qu’on aime. La personne avec laquelle l’avenir a été imaginé, dessiné. Avec qui la vingtaine et les études ont été traversées. Les premiers appartements. Le père de son enfant.

Moi qui n’avais jamais composé le 9-1-1, j’ai porté plainte contre un homme que j’ai longtemps considéré comme étant l’amour de ma vie.

Ça me dépasse.

Écrire « pour métaboliser la violence, et en sortir », la violence physique et psychologique de celui censé nous aimer, la violence administrative aussi d’un système policier et judiciaire censé nous protéger. Car l’amour, dans pareilles circonstances, est presque une preuve à charge dont il faut s’exonérer. Écrire, donc, pour ne pas réduire ce que le langage commun voudrait simplifier, opposer.

Écrire aussi pour lutter contre l’angoisse de la perte, pour retenir ce qui peut l’être, pour dire son amour à l’enfant pris malgré lui dans la tourmente. Car existe-t-il force plus puissante, lien plus solide que l’amour filial? Voilà l’élan qui portait Virginie Chaloux-Gendron dans son premier roman, Fais de beaux rêves, et qui anime cet autre premier roman, aussi fougueux que sensible : La Gringa de Marie-Sarah Bouchard. Dans ce livre sur l’abandon et la filiation, les mots de la narratrice se lisent comme une grande déclaration d’amour faite à son jeune fils alors qu’elle retrace pour lui la vie de son abuela, Maria, formidable gringa née au Québec dans les années 1960 et adoptée par un couple de Vénézuéliens. L’écriture est ici une trace pour résister à l’oubli et reconstituer les liens d’une généalogie dispersée par les aléas de l’histoire.

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Dans Musique d’intérieur, essai-récit où il compose son parcours et sa philosophie de vie à partir de la playlist des morceaux qui l’ont marqué, Jérémie McEwen consacre un texte à la chanson « Que je t’aime » écrite par Gilles Thibault et mise en musique par Jean Renard. Il y oppose la fameuse interprétation de Johnny Hallyday à celle, plus récente, de Camille. Il écrit :

En chantant, Camille offre une brèche ouverte, un cœur à vif sur la table, alors que Johnny se tape le torse comme un gorille conquérant. Mais son chant ne conquiert rien […]. «Que je t’aime» ne prend son sens que dans l’ouverture sans fin d’une faille en soi vers soi, un étonnement d’être là, aimant et aimé. L’amour de Johnny, avec les mêmes mots pourtant, est unilatéral, théâtral. Celui de Camille est intime, émerveillé, presque secret, soumis à la majesté de ce qu’elle ressent.

À bien y penser, qu’il s’agisse de fables séculaires ou de nouveautés de la saison, c’est dans « l’ouverture d’une faille en soi vers soi », dans la reconnaissance d’une vulnérabilité profonde, que les livres sur l’amour parviennent à nous toucher, à nous faire réfléchir et à durer. Car, pour le dire comme Pyrame et Thisbé lorsqu’ils s’adressent au mur fissuré qui les tient séparés : « Nous le reconnaissons, nous te devons ce qui nous est donné : le passage des mots dans les oreilles aimées*. » Il y a là une définition de la littérature plus juste qu’il n’y paraît.


 

 

 

* Ovide, Les Métamorphoses, traduction de Marie Cosnay.