Lakis ProguidisCe petit grand monde

Un voyage unique dans les profondeurs de l’imaginaire humain.

 Notre entretien avec l’auteur

 

Pourquoi avoir choisi de centrer votre essai sur des romans appartenant à de « petites littératures » ?

Mon intérêt pour ces romans remonte au temps de mes premières tentatives dans le domaine de la critique littéraire. Installé en France au début des années 1980, j’ai essayé de faire connaître au public français Alexandre Papadiamántis, un romancier et nouvelliste grec de la fin du XIXe siècle. Mon but n’a pas été d’exprimer mon sentiment personnel sur l’œuvre de Papadiamántis mais de défendre la valeur particulière de cette œuvre au sein de la littérature mondiale. J’ai alors compris à quel point il est difficile de traverser les murs des goûts établis et faire résonner le jamais vu au cœur des lecteurs. Car les « grandes littératures » non seulement diffusent plus facilement leurs œuvres, mais elles imposent aussi les critères esthétiques qui orientent pour ainsi dire la création littéraire dans le monde entier.

En ce temps-là, je suivais le séminaire de Milan Kundera à l’École des hautes études en sciences sociales. Cela a duré quatorze ans, de 1981 à 1994, et j’ai été son assistant pendant les sept dernières années. Les cours portaient sur les grands romanciers des petites nations de l’Europe centrale. Ainsi j’ai été encouragé non seulement à ne pas abandonner Papadiamántis mais, comme on peut le constater par le présent ouvrage, à me pencher sur d’autres écrivains provenant de « petites littératures » qui méritent d’être amplement connus, tant pour les qualités littéraires de leurs œuvres que pour leur regard insolite sur notre monde.

Vous avez fondé en 1993 une revue importante, L’Atelier du roman, d’où sont d’ailleurs tirés les textes réunis dans Ce petit grand monde. Pourquoi cette passion pour le roman en tant qu’art majeur ? Et en quoi le roman éclaire-t-il le monde actuel ?

Le but principal de L’Atelier du roman est de promouvoir le dialogue esthétique autour de l’art du roman. La plupart de nos collaborateurs sont des romanciers venant du monde entier. J’ai fondé cette revue parce qu’il m’a semblé que l’art majeur des temps modernes, alias des temps post-renaissants, devait avoir son propre espace de réflexion, de critique et d’échanges artistiques. Bien sûr, cette publication trimestrielle traduit ma passion pour le roman. Je suis essayiste. Tous mes travaux, soit sous forme de commentaires d’œuvres particulières, soit sous forme d’études, sont consacrés à l’art du roman. Il s’agit de l’art littéraire qui nous enrichit d’une sensibilité esthétique tout à fait nouvelle par rapport à celle des arts mimétiques que nous ont légués les Grecs et les Latins. Pour le roman, le monde n’est pas quelque chose qui nous est extérieur et qui est mis à notre disposition afin d’être décrit ou peint. Il est en état d’expérimentation incessante. Il influe sur nos existences et vice versa. De ce commerce résulte un monde impossible à saisir et à connaître par des voies autres que celle du roman. Car seul le roman, par le biais des êtres fictifs, nous permet de rendre visite à ce monde-là et d’appréhender certains de ses aspects, des aspects que le monde apparent, le monde « extérieur », essaie souvent de garder cachés.

Vous insistez dans votre essai sur le rapport subjectif que le critique entretient et doit entretenir avec les textes. Est-ce une sorte de troisième voie entre la critique universitaire, réputée aride, et la critique journalistique, réputée impressionniste ?

En effet, j’insiste beaucoup sur le fait que la critique littéraire est une activité subjective. Mais ce n’est pas pour pratiquer une autre voie séparée de la critique universitaire ou journalistique. La critique universitaire n’a pas toujours été « aride » et la critique journalistique n’a pas toujours considéré les lecteurs comme des cibles à toucher. Mais de nos jours, c’est la parcellisation qui prévaut dans tous les domaines. Et on va de mal en pis. On crée partout des enclaves inaccessibles, des secteurs isolés de la société, des circuits régis par les seuls effets publicitaires. Quant à la critique littéraire, son rôle est, me semble-t-il, d’animer la vie littéraire, de donner envie de lire les œuvres et d’approfondir notre rapport avec elles. Et pour ce faire, il suffit d’exprimer le plus simplement et le plus clairement possible notre lecture personnelle en attendant la rencontre avec celle des autres. Les valeurs littéraires, comme toutes les valeurs artistiques, sont des valeurs latentes. Elles ne prennent forme et ne se confirment qu’au fur et à mesure qu’elles s’intègrent dans une véritable vie littéraire. Les lecteurs ne sont pas des élèves ignorants ni des clients à séduire. Ils sont a priori les premiers concernés par une critique qui fait appel à leur intelligence et à leur curiosité. Les choses peuvent-elles changer ? Qui sait ? En tout cas, n’oublions pas que l’esprit critique éclot dans le temps après le miracle de la création.


 

Pour le roman, le monde n’est pas quelque chose qui nous est extérieur et qui est mis à notre disposition afin d’être décrit ou peint. Il est en état d’expérimentation incessante.


 

Votre essai inclut des textes consacrés à Jacques Ferron, à Gabrielle Roy et à François Ricard. Quel rapport entretenez-vous avec le Québec ?

Après la Grèce et la France, le Québec est mon troisième pays, affectueusement parlant. C’est François Ricard qui m’a initié aux charmes, pas seulement littéraires, du Québec. J’ai appris, autant que possible, son histoire, j’y ai effectué plusieurs séjours, j’y ai habité pendant quatre ans et demi et j’ai noué des amitiés qui me rendent heureux et qui restent vivantes malgré la distance qui me sépare du pays. J’ai connu François à Paris en 1992 chez Kundera. Le courant a passé instantanément. Trente ans d’une amitié irremplaçable… François a embrassé dès le début l’aventure de L’Atelier du roman et attiré mon attention sur la littérature québécoise. Il m’a fait connaître Gilles Marcotte, André Major, Jacques Godbout et tant d’autres écrivains qui ont honoré, et certains continuent à honorer, les pages de L’Atelier. C’est grâce à François Ricard et à Pascal Assathiany que L’Atelier du roman a été coédité par Boréal et Flammarion de 2005 à 2008. Et c’est encore grâce à François que j’ai pu intégrer, à la même période, le groupe de recherche sur les arts du roman qu’Isabelle Daunais dirigeait à l’université McGill. Voilà quelques moments du rapport, toujours chaleureux, toujours fructueux, que j’entretiens avec le Québec. Quant à Jacques Ferron et Gabrielle Roy, pour tout dire, ils m’ont enchanté au même degré que Papadiamántis.


Livre paru dans la collection « Papiers collés ».