Extrait de l’œuvre
Ordinaire
À mesure que le bateau à roues à aubes remonte le Missouri et s’avance en territoire indien, sa haute silhouette blanche et carrée évoquant quelque pièce montée plantée de deux longues bougies, la routine s’installe. Chaque jour, les engagés se rassemblent, une douzaine à la fois, autour de l’auge en bois dans laquelle le couque leur verse le mélange de maïs et de lard bouilli dont la ration quotidienne, une pinte par homme, doit les soutenir jusqu’au soir. Avec de la bonne eau brune du fleuve pour faire descendre le tout.
La plupart s’efforcent d’améliorer l’ordinaire en profitant des escales pour faire le coup de feu. Et puisque tout le monde, trappeurs comme naturalistes, tire sur tout ce qui bouge, la concurrence est directe, le conflit inévitable.
Lorsque l’ami Harris repéra une héronnière, et que ces messieurs de l’Est parvinrent à l’atteindre en se frayant laborieusement un chemin à travers des rideaux de joncs serrés et des taillis enchevêtrés de plantes grimpantes avec de l’eau jusqu’au ventre, ils tombèrent sur une bande de jeunes gens indisciplinés déjà occupée à canarder les nids bien visibles entre les branches dénudées maculées de fientes crayeuses et malodorantes. Un grand héron bleu en vol a beau être l’équivalent d’un éléphant dans un couloir, les engagés, après avoir terrorisé la colonie, s’éloignèrent en balançant un unique échassier par le cou.
Les naturalistes exaspérés, prenant le relais, vinrent à bout de quatre nicheurs, plus un grand corbeau attiré par les œufs à découvert. Certains des hérons qu’ils plumèrent portaient des œufs déjà bien formés, prêts à être déposés et couvés. De retour sur le bateau, ils allèrent se plaindre directement à Provost, qu’ils trouvèrent sur le pont, assis en Indien et adossé à la cloison, en train de somnoler sous son drôle de petit chapeau.
Avez-vous sérieusement l’intention d’abandonner ces vertes recrues au milieu des solitudes sauvages? s’indigna Harris. Si c’est le cas, vous les envoyez à une mort certaine, monsieur!
Provost, mon vieux, ajouta calmement Audubon, vos gars sont dans nos pattes, et ils tirent comme des pieds…
Provost souleva une paupière et darda un œil chassieux de sous son chapeau. Ils tirent tout croche, c’est vrai. Mais ils vont apprendre… Les animaux du bon Dieu sont à tout le monde. Vous autres, vous mangez à la table du capitaine. À votre place, je chialerais pas trop.
Chaque jour, les engagés se rassemblent, une douzaine à la fois, autour de l’auge en bois dans laquelle le couque leur verse le mélange de maïs et de lard bouilli dont la ration quotidienne, une pinte par homme, doit les soutenir jusqu’au soir.
Près de l’embouchure de la Vermillion, ils aperçurent leur premier bison: un cadavre ballonné qui descendait lentement au fil du courant. Au cours des jours suivants, ils en virent d’autres, toujours plus nombreux. Provost leur expliqua que, loin en amont, des troupeaux entiers se risquaient parfois à traverser le fleuve grossi par la crue. Déportées par le courant, les bêtes se retrouvaient piégées entre des falaises plongeant à pic. Dans la bouche de Provost, les bisons mâles étaient des cayaks, les femelles des vaches. Il ajouta que les Indiens qui voyaient passer ces carcasses flottantes livrées à la pourriture les interceptaient et les hissaient sur la rive pour s’en repaître. Audubon ricana. On ne voit pas ça dans les tableaux de George Catlin, pourtant… Il troqua ses bottes contre des mocassins. Il avait cessé de se raser, dormait dans ses braies de tous les jours, qu’il ne prenait plus la peine de retirer, encore moins de laver. Depuis que, la veille du départ, sa dernière dent était restée plantée dans un jambon de Saint Louis, il était obligé de faire bouillir longtemps la viande des gibiers qu’il consommait et se nourrissait principalement de biscuits de mer trempés dans l’eau ou la mélasse.
L’Omega subit une avarie à une chaudière et s’amarra à la rive. Les hommes en profitèrent pour chasser. Maniant la hache, les engagés entassèrent du bois sur la berge en prévision du retour. Entre deux sorties, on bourrait et allumait les pipes, ou bien on se calait une chique costaude contre la joue et on discutait le bout de gras en contemplant le lent défilé de troncs d’arbres déracinés et de bisons crevés sur le Missouri, dont les eaux brunes serpentant entre les prairies inondées formaient, à perte de vue, un réseau de lacs peu profonds couverts de sauvagine.
Avez-vous déjà goûté à de la vieille graisse de bosse de vache? demanda Provost en voyant passer une autre charogne ballonnée dont une volée de corbeaux s’était fait un radeau. Y a rien de meilleur…
Personnellement, opina Audubon, je n’échangerais contre rien au monde la bécasse que j’ai dégustée au dîner.
Ben moé, parlez-moé du pemmican: de la viande séchée, du suif, du bone marrow et des berries de Saskatoon… Tu fais une tourte avec ça et ça reste bon pendant des années.
Des années, monsieur Provost?
Soudain, un souvenir remonta à la conscience de Provost, une sensation, plutôt, qui voyageait, faisait des allers-retours entre son estomac et son cerveau.
Livre publié dans la collection « Boréal Compact ».