Yvon RivardAimer, enseigner

L’éros pédagogique dans tous ses états.

Extrait de lœuvre

Chapitre 8 : Le piratage sexuel

Le psychanalyste Patrick Cady s’est penché sur les conséquences d’une telle relation maître-élève, en établissant un parallèle entre l’analyste et le professeur dans l’exercice de leurs fonctions. Dans un texte intitulé «La culture est-elle sexuellement transmissible?», paru par un heureux hasard dans le même numéro de la revue Spirale que le texte de Larose, Cady rappelle dans un premier temps que si l’analyste «doit résister à la demande d’amour de la patiente», «il ne s’agit pas là d’une soumission à un ordre moral mais d’une nécessité technique: l’interdit du sexuel entre l’analyste et la patiente réactualise celui de l’inceste qui structure tout être humain». Ainsi le professeur «ne doit pas détourner à son profit des transferts qui visent non l’enseignant mais la figure idéalisée du maître projetée sur lui». L’élève devant le maître veut ressembler au maître et le maître jusqu’à un certain point l’y invite, car «convaincre est au cœur de l’acte d’enseigner et, tout comme convertir ou guérir, participe d’une réduction au même […]. Le passage à l’acte sexuel entre professeur et étudiant aggrave cette destruction de l’altérité».

Autrement dit (traduction libre de la doxa psychanalytique), quand le professeur enfreint la règle d’abstinence, il abolit cette distance entre deux êtres dans laquelle le désir se déployait à l’infini, tirait le moi hors de lui-même et le structurait en lui imposant des limites, en lui révélant sa propre singularité, non plus ressentie comme un manque, mais comme le fait d’être autre, irréductible et en cela désirable, susceptible d’éveiller chez le professeur un désir semblable à celui que l’élève éprouve pour lui. On comprend que Lévinas appelle «meurtre» tout acte qui vise à détruire ce qui fait que l’autre n’est pas moi, et que Steiner qualifie de «fossoyeurs» les professeurs qui ne font pas leur job de «courrier de l’essentiel». Cady voit chez les «enseignants transgresseurs» «une mise à mal de la fonction paternelle», c’est-à-dire une «parodie de filiation, comme s’ils étaient les enfants des religieux abuseurs, certains tentant peut-être de se convaincre d’un triomphe hétéro sur le violeur pédophile».

On croirait lire un commentaire du texte de Larose, que Cady ne peut avoir lu, tant il est vrai que ceux qui travaillent sur le terrain de la souffrance humaine, psy ou travailleur social, et non dans la théorie de la souffrance, vont directement au cœur des problèmes, voient de quelles blessures les déviations surgissent et comment celles-ci se répètent. Qu’est-ce
qu’une véritable filiation, qu’est-ce qu’être père (mère), quelle est la fonction de père (mère), de maître, de psy, sinon celle d’être le relais d’un désir, d’aimer assez la vie pour la transmettre, la protéger et l’élargir: ce que tu me donnes, je ne le garderai pas pour moi, la force qui te pousse vers moi je la laisse me traverser pour que tu la retrouves, démultipliée, inépuisable en toi et hors de toi, de sorte qu’entre toi et le monde il y ait un lien tellement fort que dès que tu le regardes, c’est comme s’il te regardait aussi, que tu étais son enfant et qu’il était aussi un peu le tien. Comme le dit Nietzsche, un grand maître «transforme tout l’homme en un système solaire et planétaire».


 

Qu’est-ce qu’une véritable filiation, qu’est-ce qu’être père (mère), quelle est la fonction de père (mère), de maître, de psy, sinon celle d’être le relais d’un désir, d’aimer assez la vie pour la transmettre, la protéger et l’élargir

Extrait de l’œuvre


 

Être père, professeur, psy, c’est aimer assez l’autre qui nous est confié pour ne pas se l’attacher, ne pas le retenir: «Vous ne vous étiez pas encore cherchés, dit Zarathoustra, quand vous m’avez trouvé. […] Maintenant, je vous ordonne de me perdre et de vous trouver […].» En écho à la parole de Zarathoustra, celle du maître de musique dans Le Jeu des perles de verres: «La divinité est en toi.» L’amour, ainsi conçu comme la reconnaissance absolue de la valeur de l’autre devant laquelle le maître s’efface, n’est donc pas interdit mais au contraire souhaitable, nécessaire. Mais cet amour, sauf exception, ne doit pas se traduire par l’acte sexuel, ni même par l’expression trop explicite de cet amour. Freud, qui voyait dans la psychanalyse «une véritable cure par l’amour», écrit: «J’ai souvent eu à constater que quand j’ai porté un intérêt personnel excessif à certains cas, ils ont échoué, et peut-être précisément à cause de l’intensité de ce que je ressentais pour eux.»

Cady qualifie de «piratage sexuel» la relation sexuelle entre le professeur et ses élèves pour bien montrer qu’il s’agit en fait d’une agression (d’un «presque viol», disait Coetzee de la relation de Lurie avec son étudiante) qu’on ne saurait «légitimer sous prétexte que la personne étudiante est reconnue adulte et que c’est d’ailleurs souvent d’elle que vient la demande». C’est l’incapacité du professeur à se mettre à la place de l’étudiante qui rend cette agression possible et cette incapacité est sans doute encore plus grande si le professeur délinquant a été lui-même victime d’une telle agression qu’il s’empresse de nier ou de minimiser pour s’éloigner de l’enfant qu’il a été, de la souffrance d’avoir été agressé.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».