Notre entretien
avec l’auteur
Vous ouvrez votre essai en affirmant que vous vous passionnez depuis toujours pour les chiffres. Quand avez-vous commencé à les accumuler et quelles données compiliez-vous?
Je précise d’abord que les chiffres ne sont pas chez moi une obsession. Une habitude, une manie peut-être, celle de compter, d’observer. Il me semble que je me sens confortable auprès des chiffres depuis toujours. Ce qui ne signifie pas que j’aime les mathématiques ou que j’y suis habile. On peut aimer la musique sans être musicien. Mais les chiffres ont ceci de particulier : ils sont clairs. Ils ne laissent pas de place au doute. Ils sont francs. Ce sont de bons amis, ils ne mentent pas. Avec eux, je ne suis pas seul. Beaucoup de gens aiment davantage les chiffres du sport que le sport lui-même. Un amateur de baseball surveille la feuille de pointage avec autant d’intérêt que ce qui se passe sur le terrain. Je me souviens que très jeune, comme tous les enfants du coin, je rêvais de compter le but gagnant en prolongation au septième match de la coupe Stanley. Et je m’imaginais réaliser l’exploit en portant le chandail numéro 17. Pourquoi? Je n’en ai aucune idée, mais cela me semblait important, aussi important que l’exploit lui-même. Ce chiffre ne signifie absolument rien, mais je souris à chaque fois que je le croise dans toutes sortes de circonstances, comme si je retrouvais un vieil ami.
Vous êtes un scientifique de formation. En vous lisant, on découvre également un homme qui aime déambuler à travers le monde et se nourrir de la beauté qui l’entoure. Diriez-vous que science et poésie font chez vous bon ménage?
Je ne sais pas s’il s’agit de poésie, mais il est vrai que je suis attentif à la beauté des choses ou du moment, quitte à l’inventer, au besoin, si je ne la reconnais pas d’emblée. Je suis assez méditatif, contemplatif diraient certains, et cela m’impose un rythme parfois lent. J’aurais fait un médiocre astronaute, et si on m’avait envoyé sur la Lune, on aurait trouvé mes gestes encore plus lents; j’aurais complètement négligé la mission, le travail minuté, omis la technique programmée, oublié le déroulement prévu. Je me serais immobilisé. J’y serais encore.
Dans votre essai, vous laissez le lecteur vous accompagner en voyage, dans le nord du Québec et en Afrique notamment. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur un ou deux lieux qui ont nourri votre vision du monde?
Je ne suis pas un grand explorateur. Je suis aussi un mauvais touriste. Il n’y a pas de destination particulière ou de lieux précis qui m’ont fasciné, tant il se trouve que presque tous l’ont fait. Je ne suis pas non plus ce nomade chez qui le bonheur est toujours ailleurs. Je suis bien chez moi, à la maison. Il y a cependant beaucoup d’endroits, et surtout de moments, de circonstances, de rencontres, d’amis, d’accomplissements, parfois même des misères, qui se sont conjugués pour créer des instants uniques, inoubliables. C’est le métier qui m’a amené dans ces endroits peu fréquentés : l’Arctique, le Sahara, les montagnes du Tadjikistan. Ces lieux ont eu en commun de me faire me sentir intensément et humblement hors du temps, en lien avec la Terre. D’autres m’ont fait me sentir en lien avec l’histoire et avec les gens, particulièrement en Afrique. Bab El Oued et Oran en Algérie, Shinkolobwe au Congo, Kigali au Rwanda. J’ai aussi vécu des petits moments de grande paix et de plaisir – un café sur une terrasse de l’avenue Habib-Bourguiba à Tunis ou le Nouvel An avec des amis sur le parvis de la cathédrale de Turku. Il y a eu aussi des moments de misère et de tristesse, mais je ne m’en souviens plus très bien.
[…] il est vrai que je suis attentif à la beauté des choses ou du moment, quitte à l’inventer, au besoin, si je ne la reconnais pas d’emblée.
Extrait de l’entretien
Après tant de décennies à les noter scrupuleusement, qu’est-ce que vous auront apporté ces actes que vous qualifiez d’inutiles?
Je ne le sais toujours pas. Certainement la conscience désintéressée de ce qui nous entoure. Observer pour aucune autre raison que d’observer. Apprécier les choses pour ce qu’elles sont et non pour leur utilité. Peut-être la conscience accrue du temps qui passe, inexorablement. La certitude qu’il n’y a de permanent que le changement et que tout est éphémère, à différentes échelles de temps. Ce bonheur d’être témoin et de faire partie du changement. Toutes ces choses qui nous paraissent inutiles et qui composent le décor mouvant de notre vie, instant après instant, image par image, notre caméo dans un long film bien cadré qui ne finira jamais.
Vous semblez curieux de tout. Avez-vous le sentiment qu’aujourd’hui nous prêtons moins attention à la beauté du monde qui nous entoure, que le virtuel mène à une perte de connexion avec le réel?
Il y a plusieurs façons de connaître le monde et aucune génération n’a découvert la bonne. Autrefois à cheval, puis en avion, aujourd’hui à l’écran. C’est une façon qui en vaut bien d’autres si elle comble les besoins de curiosité et d’émerveillement. C’est vrai que, de nos jours, l’atmosphère des médias de toute sorte est au pessimisme, décrivant un monde en érosion, cultivant l’anxiété plutôt que l’enchantement. Je crains davantage que le virtuel cultive la démission plutôt que l’engagement.
Livre publié dans la collection « Liberté grande ».