Notre entretien
avec l’auteur
On a l’impression que le métier de journaliste a été ébranlé ces dernières années jusque dans ses fondations. La confiance autrefois accordée aux grands médias est aujourd’hui sérieusement émoussée. Pourquoi voudrait-on devenir journaliste dans un tel contexte?
D’abord, le métier demeure passionnant. Les journalistes ont l’occasion de rencontrer et de connaître des gens intéressants, ils explorent le monde qui les entoure, ils en découvrent les enjeux, les mécanismes sous-jacents, la motivation des acteurs. Apprendre et comprendre! C’est une activité extrêmement stimulante.
Oui, la prolifération des sources de désinformation sur les réseaux sociaux et les attaques incessantes de politiciens populistes contre les professionnels de l’information ont miné la crédibilité des journalistes. Pour certains, cela peut être décourageant. Mais paradoxalement, cette multiplication des récits fondés sur le mensonge et la confusion rend encore plus nécessaire ce travail d’exploration et de vérification des faits, de distinction entre le vrai et le faux.
Quand on veut donner un sens à sa vie, c’est important de savoir qu’on occupe une fonction essentielle.
Par quels moyens les grands médias et les journalistes qui y œuvrent pourraient-ils arriver à rétablir cette confiance du public ?
Plusieurs journalistes et plusieurs analystes se sont posé cette question ces dernières années. Et on peut classer leurs réponses en deux grandes catégories.
Il y a d’abord ceux qui ne remettent pas en question les principes et les pratiques de base du métier, celles qu’on enseigne dans les universités. Il faut que les journalistes restent rigoureux, qu’ils abordent le monde sans préjugés, qu’ils évitent de s’engager dans la mêlée, de se mettre en conflit d’intérêt. Pour ces gens, le problème n’est donc pas la forme de journalisme que l’on prescrit dans la presse dite « libre », mais le fait que le public n’est pas bien informé quant à ces principes. Celui-ci ne comprend pas toujours ce qui distingue le journaliste des autres porteurs d’information. Je pense aux influenceurs, aux publicitaires, aux spin doctors qui prétendent éclairer la sphère publique tout en défendant des intérêts particuliers. La solution passerait donc par une meilleure pédagogie, une formation aux médias qui serait offerte dans les écoles, par exemple. Mais cela exige que les journalistes soient vraiment irréprochables, plus rigoureux que jamais, et que les mécanismes de contrôle de leurs pratiques soient renforcés.
Ensuite, plusieurs analystes des médias pensent que la crise actuelle nous force à remettre en question certains des principes de base du métier. Pour eux, les journalistes devraient faire des efforts pour se rapprocher des gens. Adopter leur langage, parfois. Aller les chercher sur les plateformes qu’ils fréquentent, quitte à adopter les codes de ces nouveaux forums. Les journalistes devraient aussi se donner le mot d’ordre d’être utiles, proposer des solutions concrètes, et non pas se contenter d’être des observateurs. Ils devraient questionner certains consensus qui contribuent, de manière inconsciente, à renforcer des préjugés, à entretenir des blocages sociaux, à servir les gens au pouvoir. Ils devraient laisser les valeurs auxquelles ils croient transparaître dans leurs reportages.
Il est possible que l’avenir nous pousse dans ces deux directions. Mais peut-on prendre ce virage « populaire » sans contribuer à la confusion actuelle entre l’opinion et les faits ? Je suis de ceux qui pensent qu’en trahissant notre rôle de « témoins » pour devenir des acteurs engagés, même si c’est pour de bonnes causes, on risque de miner encore plus la crédibilité de notre profession.
Apprendre et comprendre! C’est une activité extrêmement stimulante.
Extrait de l’entretien
Impossible de traverser une seule journée sans qu’on nous rebatte les oreilles avec l’intelligence artificielle, célébrée par les uns, conspuée par les autres. Vous adoptez pour votre part une position très mesurée, loin de l’alarmisme ambiant. Qu’est-ce qui la justifie?
L’innovation technologique est souvent perçue d’abord comme une menace. Et ce réflexe de recul est très sain. Prenons l’Internet, qui n’a pas été perçu, à son arrivée dans nos vies, comme dangereux. Après tout, quel journaliste allait se plaindre d’avoir désormais accès, au bout de son clavier, à toute l’information du monde? Les chantres de ce nouveau réseau le voyaient comme la clé d’une véritable démocratie où chacun aurait non seulement accès à toute l’information, mais pourrait aussi s’exprimer en direct sur les grands enjeux mondiaux. Or on réalise, avec le recul, que cette apparence de démocratie directe est une illusion. Que si les gens ont en théorie accès à toute l’information, ils sont aussi submergés par le mensonge et la désinformation. Le ciel qu’on nous promettait est en fait devenu un enfer.
En ce sens, je crois que les craintes exprimées aujourd’hui concernant l’intelligence artificielle sont pertinentes, car ces outils peuvent effectivement contribuer à augmenter l’ampleur de la désinformation. À créer et propager des images et des données fictives qu’il sera de plus en plus difficile de démasquer.
Cela dit, ces modules « intelligents » s’intègrent déjà dans les outils que nous utilisons au quotidien. Tout photographe amateur peut améliorer ses photos de famille ou de voyage en ayant recours à des retouches « intelligentes ». Les photographes de presse le font aussi. Les recherches que nous menons sur Internet profitent déjà des fonctions de l’IA que Microsoft, Google ou Apple ont intégrées dans leurs fureteurs. Et les journalistes ont besoin de ces outils pour fouiller dans des bases de données gigantesques, pour établir des liens entre des réalités complexes. Bref, l’intelligence artificielle est déjà incorporée dans nos outils de travail. Et souvent pour le mieux.
Alors je pense qu’au lieu de paniquer devant ce qui semble inévitable, il faut au contraire réfléchir sur les meilleures façons d’en tirer un avantage, tout en établissant des frontières à ne pas franchir. Je prône la prudence, mais l’ouverture. Parce que le métier de journaliste peut aussi profiter de cette révolution.
Le rôle du journaliste, devrait bien sûr être de rapporter l’information en toute objectivité. Vous insistez pourtant sur l’aspect humain du métier, sur l’engagement personnel du journaliste. Comment réconciliez-vous cette apparente contradiction?
D’abord, l’honnêteté et la rigueur que l’on réclame du journaliste ne signifient pas qu’il doive adopter la neutralité en toute matière. Quand on fait face à un génocide, quand les droits humains sont bafoués, quand des politiciens ou des économistes profèrent de grossiers mensonges, quand des lobbyistes déforment les faits, le journaliste honnête a l’obligation de vérifier où se trouve la vérité et de dénoncer clairement ce qui relève de l’erreur ou de la tromperie. L’objectivité et l’ouverture d’esprit sont nécessaires quand on aborde un dossier. Mais quand on a examiné sans préjugé tous les angles, soulevé toutes les pierres, on a le devoir de dire clairement ce que l’on perçoit comme juste et fondé.
Bien souvent, la meilleure façon d’exprimer cette réalité des choses, une fois la recherche bien faite, c’est d’aller sur le terrain, de rencontrer les acteurs, les présenter, leur donner la parole, faire voir les enjeux à travers leur expérience. Raconter ce que ces personnes vivent. Ce qu’elles pensent. Ce dont elles souffrent. Et c’est là que le journaliste-témoin joue le mieux son rôle. C’est à ce moment que ses récits sont les plus riches, les plus humains.