Odile TremblayLe Bestiaire à pas perdus

À l’écoute de ces êtres qui n’ont de bêtes que le nom.

Notre entretien
avec l’autrice

On a longtemps lu vos chroniques culturelles dans Le Devoir. Le Bestiaire à pas perdus est pourtant votre premier livre. D’où vous est venue l’idée d’un tel recueil?

Après avoir quitté Le Devoir, m’ennuyant quelque peu des travaux d’écriture, j’ai voulu m’envoler vers des univers de légèreté plus ludiques que mes chroniques culturelles. Le monde va si mal… Plonger dans la fantaisie me faisait du bien et m’amusait beaucoup. Ayant publié au fil des ans quelques textes sur les animaux au Devoir ou ailleurs (ici remaniés), j’ai eu envie d’offrir à ma petite ménagerie de la compagnie à poils, à griffes et à antennes pour mieux passer l’hiver.

Les bêtes de ce recueil devaient se coller à ma propre trajectoire de vie; telle fut ma règle d’or. Mais comment trouver assez d’animaux familiers pour alimenter Le Bestiaire? L’exercice tenait du jeu, de la quête de sens, de l’immersion mémorielle, de l’imagination, de la réflexion et du rire. L’enfance, les voyages, le rêve, l’art, la mythologie, le folklore se sont invités à demeure, ma propre psyché de collectionneuse farfelue a pris leur relais.

Plus j’avançais, plus des bêtes émergeaient des fissures de ma mémoire pour se frayer une place dans un recueil qui n’attendait qu’elles. Je creusais leur parcours, je remontais mes sources intimes, je racontais des histoires pour les faire vivre sur plusieurs plans, symboles et réalités confondus. Ces animaux sont devenus des créatures composites, qui échappent à leur règne. Ils sont nés, il est vrai, d’un brin de folie, revendiqué haut et fort ici.

Dans les vingt-huit textes de ce bestiaire, vous dialoguez aussi bien avec des animaux domestiques qu’avec des bêtes exotiques et même des créatures de légende, comme le dragon ou le dodo, aujourd’hui éteint. Avez-vous toujours eu de la facilité à vous entretenir avec les bêtes?

Les bêtes servent de porte-voix aux monologues que je lance au vent ou à la brume. Que j’écrive sur des chats ou sur des dragons ne change au fond pas grand-chose au processus. Je m’intéresse aux uns comme aux autres. Les chats avaient tellement bercé l’enfance de ma mère qu’elle nous transmettait leurs profonds secrets, feutrés ou alertes. Les dragons sont des êtres chimériques créés par les humains à partir de la découverte d’ossements de dinosaures enfouis partout sur la planète. Ces figures archétypales de l’inconscient collectif symbolisent la peur du monstre tapie en nous.

Chaque nouvelle du recueil s’adapte à la bête en vedette, à l’intimité réelle ou fantasmée par mes soins. Mais les textes débordent souvent sur autre chose : sur l’art qui boit la tasse autant que les espèces animales, sur la fragilité et l’aveuglement des humains qui détruisent leur écosystème, sur la violence subie par les vivants à deux, à douze ou à quatre pattes.

Durant ma vie, j’ai entretenu des rapports étroits avec les animaux. Surtout au cours de l’enfance. Nos contacts se collaient aux percées d’intuition. J’aime saluer chiens, chats et oiseaux dans la rue. Souvent, ils me rendent la révérence. Tous se sont d’abord glissés dans mon monde intérieur. Ils doivent sentir la connexion…


 

Ces figures archétypales de l’inconscient collectif symbolisent la peur du monstre tapie en nous.

Extrait de l’entretien


 

Qu’est-ce que les animaux ont à apprendre à celui ou celle qui sait les écouter? Trouvez-vous qu’ils sont-ils de meilleurs interlocuteurs que nos confrères et consœurs bipèdes?

Les humains sont eux-mêmes des animaux, souvent déraisonnables mais fiers de leur cerveau, pétris d’idées toutes faites, d’esprit de troupeau, de douceurs gelées, d’éclairs de conscience, de soif d’autre chose. Prise en sandwich entre des pulsions animales et une culture qui nous élève ou nous bride, notre espèce se cherche et s’égare. Les êtres dits inférieurs sont plus proches de leur nature profonde que nos semblables. Ils apparaissent moins déchirés par les contradictions que les enfants des femmes et des hommes. Même les bêtes domestiques, dénaturées en partie pour servir nos besoins, nos plaisirs, préservent une sorte d’état de grâce primitif. À moins qu’on ne les rende nous-mêmes amorphes ou révoltés. On déteint sur la faune, et à mauvais escient.

La beauté des animaux invite à la méditation, leurs affections se révèlent plus loyales que celles des humains. Tantôt ils nous apaisent, tantôt ils nous effraient; tous invitent à changer de rythme pour vivre l’instant présent. J’aime croire que les bêtes nous parlent et nous jugent, guidées par leurs instincts. Ne savent-elles pas appréhender les grands séismes? Ne s’inscrivent-elles pas mieux que nous dans les cycles naturels? Assez pour pouvoir décoder les névroses autodestructrices de nos « courses de rats » aimantées par l’appât du profit.

J’aime le silence, la curiosité et l’indépendance des animaux. Ils appellent au respect de leur différence, fussent-il des porteurs de plumes pépiant dans une cage. Autant tendre le crachoir à ceux qu’on prétend dominer. Les animaux, comme les enfants, dévoilent nos excès par un effet de miroir. On les réinvente par anthropomorphisme.

 

En vous lisant, on sent que vous laissez libre cours à votre imagination poétique dans une langue fluide et riche, que vous prenez plaisir à raconter les us, les coutumes et les travers des animaux mais surtout les nôtres. Diriez-vous que, comme les contes, votre bestiaire a vocation d’« instruire et plaire »?

Je crois au pouvoir de la poésie, aux images capturées au filet, aux métaphores et aux clés stylistiques dont la littérature se repaît depuis la nuit des temps. À travers ce Bestiaire, j’aimerais témoigner du pouvoir de l’écriture, aussi ludique qu’un pas de danse et qu’un triple salto sur ce tremplin des mots. Le déclin du français inquiète avec raison un grand nombre de nos compatriotes. Mais montre-t-on à l’école à quel point l’amour de la langue peut déboucher sur une extraordinaire liberté créatrice? L’enseignement du français gagnerait à devenir une expérience excitante et joyeuse. En naviguant sur les phrases des autres, on débouche sur ses propres constellations lumineuses. La lecture met la plume à la main de ceux qu’elle captive. Des auteurs en herbe se dévoileront plus tard avec leur sensibilité, leur niveau de culture et de conscience, leurs quêtes, leurs angoisses et leurs fantaisies. La fête des mots mériterait d’être célébrée de mille feux d’artifice pour l’enchantement des foules et l’appel aux mirages.

Ai-je écrit des contes? Sans doute, sur un mode hybride, en coup de chapeau aux transmissions anciennes dans les cavernes et les chaumières par tradition orale. Leurs racines sont bien plus profondes que celles de l’orthographe. Les sens multiples de ces récits invitent à tous les décalages. Avec le conte, j’ai pu mêler les genres pour m’éclater, rigoler, témoigner. Les animaux m’ont prêté leurs traits pour mieux y greffer les nôtres, à nous, humains. Au départ, c’est moi-même que je cherchais à informer, à divertir et à amadouer à travers ce recueil bariolé. Si cette onde électrique se propage au lecteur, j’en sourirai d’aise.