Christophe LeboldLeonard Cohen

Vie et œuvre d’un Montréalais amoureux du paradoxe.

Notre entretien
avec l’auteur

Il existe déjà plusieurs biographies de Leonard Cohen. En quoi la vôtre se distingue-t-elle des ouvrages déjà publiés?

L’objectif était d’écrire une biographie où le récit de vie se combine à part égale avec une analyse de l’œuvre pour faire émerger les dynamiques profondes qui animent la vie de Leonard : l’impulsion cosmopolite qui l’entraîne de ville en ville et de tradition en tradition; la poursuite de l’amour sous toutes ses formes; le combat contre la dépression; la quête spirituelle et un jeu de cache-cache avec Dieu… D’où, bien sûr, ce défi : que les pauses analytiques portant sur chaque disque ou livre se lisent avec la même urgence que le récit biographique, comme des enquêtes brûlantes sur l’imaginaire et la vie intérieure de Leonard.

Outre la rigueur avec laquelle l’œuvre est abordée, ce que mon travail apporte de neuf, c’est sans doute – grâce à la consultation de ses archives personnelles et aux nombreuses conversations que j’ai eues avec lui, notamment – une vision plus précise du rapport de Leonard à la dépression : comment une vie passée à traverser les avalanches a fait de lui un puissant alchimiste qui sait transformer en lumière la noirceur de l’existence.

Il y a peut-être aussi dans ces pages une vision plus juste, allant au-delà des clichés sur le fameux ladies’ man qu’il a été, de la complexité parfois névrotique du rapport de Leonard aux femmes et à l’amour, un sentiment auquel il a beaucoup résisté, avant de s’offrir à lui pleinement.

Enfin, je crois que c’est la première biographie qui donne au bouddhisme zen sa juste place dans la vie de l’artiste. Ordonné moine en 1994, Leonard a fréquenté les monastères pendant plus de quarante ans, et sa connaissance intime et charnelle de la vie zen a été déterminante dans sa quête de légèreté, ainsi que dans le développement de cette figure du maître spirituel qu’il a si bien incarnée à la fin de sa vie.

Vous avez côtoyé Cohen à Los Angeles à la fin de sa vie. Pouvez-vous nous en dire plus sur la relation qui vous unit à lui, sur l’importance de son œuvre dans votre vie?

J’avais envoyé ma thèse de doctorat (sur les masques et les voix de Bob Dylan et Leonard Cohen) à Leonard en 2005, et nous avons ensuite longuement correspondu par courriel. Il a souvent été question de nous rencontrer, mais nos emplois du temps ont longtemps été incompatibles. Finalement, j’ai eu le bonheur d’être son invité à Los Angeles en 2015, où j’ai passé une dizaine de jours en sa compagnie pour consulter ses archives personnelles. Ce temps partagé a été déterminant : outre tout ce que j’ai pu comprendre dans les carnets, j’ai surtout pu constater la force spirituelle, l’humour et la profondeur avec laquelle il négociait ce moment clé de son existence. Le dernier chapitre du livre, « L’évidence noire », consacré aux deux dernières années de sa vie, a beaucoup été nourri de ce temps passé en sa compagnie. Il se dégageait de lui une force extraordinaire, et une grande puissance d’amour.

Quant à ce que son œuvre m’a apporté… D’abord, elle a fourni un paysage où je pouvais vivre : des voyageurs cherchant le salut dans des chambres d’hôtels? Des femmes qui tombent amoureuses du feu et des avalanches qui vous engloutissent? Pour moi, c’est le réalisme absolu! Ensuite, je dirais que son œuvre m’a appris ce qu’elle nous apprend à tous : à accepter la gravité de l’existence, à travailler à transformer sans cesse la noirceur en lumière, à voyager le plus léger possible et à nous offrir sans cesse à l’amour… Et dans tous les cas, à garder le sens de l’humour. Car en côtoyant Leonard, on riait beaucoup – son œuvre est très drôle !


 

[…] l’impulsion cosmopolite qui l’entraîne de ville en ville et de tradition en tradition; la poursuite de l’amour sous toutes ses formes; le combat contre la dépression; la quête spirituelle et un jeu de cache-cache avec Dieu…

Extrait de l’entretien


 

Votre biographie, publiée en France il y a quelques années, voit enfin le jour dans la ville qui a vu naître Leonard Cohen. Qu’est-ce que cela vous inspire?

C’est merveilleux de pouvoir m’adresser au public de Montréal, qui connaît si bien Leonard. Ici, c’est le fils rebelle, le grand frère, un héros local qui contemple la ville depuis les grandes fresques sur les murs. Je suis impatient de savoir comment mon point de vue à bien des égards européen (je replace Leonard dans le contexte de l’existentialisme, des troubadours, de la mystique juive et du bouddhisme zen) va être accueilli ici!

Leonard Cohen est mort il y a huit ans. Comment voyez-vous la postérité de son œuvre?

Son œuvre va rester. Ne serait-ce qu’en raison de sa profondeur. Dans un monde hyperconnecté où tout conspire à nous faire perdre contact avec nos vies intérieures, Leonard nous rappelle que nos cœurs brûlent dans nos poitrines comme de la viande de kebab sur sa broche et qu’il faut les prendre au sérieux.

Plus que cela, il a reconfiguré dans le monde du rock le grand-prêtre juif et mis en place, avec de petites chansons de quatre minutes, une véritable théologie pop et une proposition spirituelle stimulante et subversive. Le judaïsme mystique y côtoie le bouddhisme zen, mais aussi des motifs chrétiens et soufis, ainsi qu’une bonne dose d’existentialisme et d’humour noir. Chez Leonard, le doute, le désespoir, la sexualité font partie de la vie spirituelle et, s’il nous réapprend à dire « alléluia », il sait que nous sommes tous un peu mécréants et que c’est un alléluia « brisé » qu’il nous faut pour qu’on accepte de jeter à nouveau nos cœurs vers l’absolu.

C’est ce Leonard subversif qu’on voit sur la couverture du livre dans une très belle photographie de sa grande amie Dominique Issermann : à bord d’un train, il traverse l’existence à 200 kilomètres-heure. Il vient de voir les anges tomber et, en allumant sa cigarette, il met le feu à nos âmes et au monde.