Cherie DimalineChants funèbres pour filles à l’agonie

Qui a dit qu’on ne pouvait pas trouver l’amour dans un cimetière?

Extrait de l’œuvre

On ferme

Il ne restait que quelques jours avant mon seizième anniversaire et j’étais heureuse de laisser le chiffre quinze derrière moi. Trop de pression. J’en voulais à Netflix de me faire sentir comme une ratée parce que j’étais toujours vierge et je ne ressemblais pas à une fille de vingt-cinq ans bien soignée. Je n’étais pas comme dans ces séries-là, où les jeunes de mon âge ont des abdos et un style classique irréprochable (des lèvres rouges et des perles en secondaire quatre, vraiment?). J’avais veillé tard, à écouter de la musique, à penser à mon avenir, après le secondaire, à effleurer les lignes de mes jambes là où elles rejoignent la courbe de mes hanches. J’étais donc encore pas mal endormie le lendemain quand j’ai descendu l’escalier d’un pas lourd, juste avant midi, tiré

— Bonjour Winifred. Comment vas-tu, ma chère?

J’ai sursauté, déjà bien installée dans mon mode de nonchalance estivale. M. Ferguson était assis dans la cuisine, sur une des deux chaises rouges de notre table ronde. Il était responsable des affaires de Winterson, s’occupait de la planification de messes aussi bien que de la réparation d’outils, et il portait son éternel habit à rayures tape-à-l’oeil, qui aurait très bien fait l’affaire si ce n’était du fait que les rayures en question étaient de trois tons de vert différents, tous plus horribles les uns que les autres. Il arborait également une collection de rides verticales bien étampées au-dessus de ses sourcils. Lorsqu’il a appuyé son bras sur la table, là où les bonnes affaires se concluent, j’ai remarqué qu’il n’avait pas retiré en entrant ses chaussures cirées beaucoup trop larges pour lui.

— Bien. Comment ça va, monsieur Ferguson?

Il venait rarement au crématorium ou dans les bureaux de l’administration, et encore plus rarement chez nous, dans l’appartement au-dessus, alors en le voyant se pointer comme ça, un mardi à midi, j’étais aussitôt sur mes gardes.

— Eh bien, ça serait toute une histoire à raconter, ça, n’est-ce pas?

J’ai eu du mal à me retenir de rouler les yeux. Pourquoi le monde se donne autant de mal à répondre de manière compliquée à des questions pourtant simples? Et qui n’enlève pas ses chaussures en entrant chez les gens? Et c’était moi qui avais été élevée sans mère. Seigneur. Il a poussé un soupir en baissant la tête. Mon père se tenait appuyé au comptoir de la cuisine. De la vapeur sortait encore de la bouilloire derrière lui et il avait sorti deux tasses dépareillées de l’armoire. On aurait dit qu’il s’était figé en plein milieu de la préparation du thé. M. Ferguson a donné une bonne claque sur la table de la paume de la main et s’est mis debout sur ses pieds larges comme des pontons:

— Bon, ben, je vais y aller, moi. Profitez bien de votre journée, vous deux. Thomas?

Il a tendu la même paume un peu trop familière à mon père, qui l’a serrée, mais lentement, sans enthousiasme. Puis M. Ferguson a ajouté:

— Réfléchissez à ce que je vous ai dit. C’est toujours mieux d’être préparé, c’est tout. On va garder espoir jusqu’à la dernière minute.

Mon père a acquiescé de la tête, d’un geste aussi lent et pensif que la poignée de main.

— Bon, ben, OK. Winifred, sois gentille, tu veux? Garde un oeil sur la place pour nous, d’accord?

J’ai souri, mais d’un sourire qui ne s’est pas rendu jusqu’à mes yeux. Ils étaient rivés sur mon père, toujours appuyé sur le comptoir pareil à une fleur à la tige cassée.


 

Pourquoi le monde se donne autant de mal à répondre de manière compliquée à des questions pourtant simples? Et qui n’enlève pas ses chaussures en entrant chez les gens? Et c’était moi qui avais été élevée sans mère. Seigneur.

Extrait de l’œuvre


 

M. Ferguson a traversé la petite cuisine en naviguant dans ses énormes chaussures, chacun de ses pas couvrant une tuile et demie de notre plancher en linoléum. Il a disparu derrière le coin du mur, s’est enfoncé dans l’étroit corridor, puis a descendu l’escalier. Quand j’ai entendu la porte se refermer derrière lui, j’ai enfin pu passer à l’action.

— Qu’est-ce qui se passe, papa?

Il ne m’a pas répondu tout de suite. À la place, il a versé de l’eau dans les tasses et a ajouté une cuillérée débordante de sucre dans chacune d’elles. J’ai ouvert le frigo, pris la boîte de lait condensé sur laquelle deux petits trous avaient été percés et je la lui ai tendue. Je savais que quelques minutes s’écouleraient avant qu’il dise quoi que ce soit, je me suis donc assise sur la chaise qui venait d’accueillir M. Ferguson. C’était chaud sous mes cuisses nues. Papa a déposé une tasse devant moi puis, étonnamment, a tiré une deuxième chaise tout en déposant sa propre tasse à côté du journal de la semaine dernière. Il s’est assis de sorte qu’on était maintenant face à face, comme si on était sur le point d’avoir une véritable conversation, pour une fois. Ça m’a tout de suite rendue nerveuse.

— Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce qui se passe, papa?

— Bon, écoute, le cimetière va pas super bien. Les finances.

Cette éternelle lutte entre économiser sa salive et la dépenser; ça n’avait rien de charmant aujourd’hui. Aujourd’hui, ça ne faisait que me rendre plus anxieuse encore, alors j’ai essayé de l’aider en posant les bonnes questions.


Traduit de l’anglais (Canada) par Daniel Grenier