Margaret AtwoodL’Odyssée de Pénélope

Donner voix à celle qu’on a tue.

Extrait de l’œuvre

Chapitre VI : Mon mariage

Mon mariage a été arrangé. C’est ainsi qu’on faisait à l’époque : là où il y avait des mariages, il y avait des arrangements. Je ne parle pas de détails comme les habits de noces, les fleurs, les banquets et la musique, qu’il fallait tout de même régler. Ces questions se posent de toute éternité et ce n’est pas fini. Les arrangements dont il est ici question sont plus tordus.

En vertu des anciennes règles, seuls les notables se mariaient parce qu’eux seuls faisaient des héritages. Le reste n’était que copulations de toutes espèces — viols ou séductions, histoires d’amour ou aventures sans lendemain, dieux se faisant passer pour des bergers ou bergers se faisant passer pour des dieux. À l’occasion, une déesse se jetait dans la mêlée, tâtait de la chair périssable à la manière d’une reine jouant les bergères, et l’heureux élu, en dédommagement de ses efforts, avait droit à une vie abrégée et souvent à une mort violente. Immortalité et mortalité ne font pas bon ménage : c’était le feu et la boue. Seulement, le feu l’emportait toujours.

Les dieux ne dédaignaient pas de semer la pagaille. Au contraire, c’est une activité dont ils raffolaient. À la vue de quelque mortel aux yeux rôtissant dans leurs orbites par suite d’une overdose de sexe divin, ils se bidonnaient. Les dieux avaient quelque chose de puéril et de méchant. J’en parle à mon aise, maintenant que je n’ai plus de corps, que je suis au-delà de la souffrance. De toute façon, les dieux ne sont pas à l’écoute. Pour ce que j’en sais, ils dorment. Dans votre monde, vous ne recevez plus la visite des dieux comme vos ancêtres en avaient l’habitude, à moins de vous droguer.

Où en étais-je, déjà ? Ah, oui. Les mariages. On se mariait pour avoir des enfants, et les enfants n’étaient ni des jouets ni des animaux de compagnie. En fait, ils servaient de courroies de transmission. Que transmettait-on? Des royaumes, de précieux cadeaux de noces, des récits, des rancunes, des vendettas sanglantes. Par l’entremise des enfants, on scellait des alliances ; par l’entremise des enfants, on vengeait les affronts. Faire un enfant, c’était libérer une force vive.

Si vous aviez un ennemi, mieux valait tuer ses fils, même s’ils n’étaient que des nouveau-nés. Sinon, ils allaient grandir et vous traquer impitoyablement. Si l’idée de les massacrer vous répugnait, vous aviez la possibilité de les déguiser et de les envoyer au loin ou encore de les vendre comme esclaves, mais tant et aussi longtemps qu’ils restaient en vie, ils représentaient pour vous une menace.


 

Faire un enfant, c’était libérer une force vive.

Extrait de l’œuvre


 

Vous aviez des filles ? Alors, il fallait qu’elles procréent le plus vite possible pour vous donner des petits-fils. Plus votre famille comptait de mâles capables de brandir l’épée et de manier la lance, plus vous étiez en sécurité, car les autres hommes importants étaient à l’affût du moindre prétexte pour mener une offensive contre tel roi ou tel représentant de la noblesse et lui ravir tout ce qui leur tombait sous la main, ses gens y compris. Comme toute faiblesse chez un puissant éveillait la convoitise d’un autre, les rois et les nobles avaient grand besoin de toute l’aide qu’ils pouvaient trouver. Il était donc inévitable qu’on me mariât.

À la cour du roi Icare, mon père, on avait conservé l’ancien usage d’organiser des tournois pour déterminer à qui reviendrait l’honneur d’épouser telle femme de la noblesse dont la tête était — pour ainsi dire — sur le billot. Le gagnant obtenait la femme et la noce ; en retour, on comptait sur lui pour rester au palais du père de la mariée et engendrer son lot d’héritiers de sexe masculin. En prenant épouse, il accédait à la richesse — gobelets d’or, coupes d’argent, chevaux, tuniques, armes, en somme toute la camelote que nous prisions si fort à l’époque où j’étais encore en vie. En théorie, la famille du marié devait elle aussi faire don d’une grande quantité de camelote.

J’utilise le mot « camelote » à dessein, car je sais où la plupart des objets en question ont fini. Ils ont pourri dans le sol ou coulé au fond de la mer ; ils ont été réduits en pièces ou fondus. D’autres ont abouti dans d’immenses palais où — détail curieux — on ne trouve ni roi ni reine. D’interminables processions de badauds mal fagotés parcourent ces palais en tous sens, regardent fixement les gobelets d’or et les coupes d’argent dont on ne se sert même plus. Puis ils s’engouffrent dans une sorte de marché aménagé à même le palais et achètent des images qui représentent ces objets ou encore des modèles réduits en faux or ou en faux argent. D’où le mot « camelote ». Selon la coutume ancienne, le butin nuptial, énorme amas scintillant, restait dans la famille de la mariée, au palais de son père. Peut-être est-ce pour cette raison que le mien s’était si profondément attaché à moi après avoir tenté en vain de me noyer : là où j’étais, là serait le trésor.


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».