Isabelle DaunaisLa Beauté du roman

Un roman peut être «bon», mais peut-il être «beau»?

Notre entretien
avec l’autrice

Le titre de votre essai est pour le moins intrigant. Qu’entendez-vous par « la beauté du roman »? Existe-t-il une seule beauté du roman?

Nous n’avons pas, en effet, l’habitude d’aborder le roman sous l’angle de la beauté. Nous parlons volontiers d’un « bon » roman, en évoquant l’histoire qu’il raconte ou la manière – enlevante, sensible, astucieuse – dont elle est racontée, mais nous réfléchissons rarement à la beauté qu’une œuvre romanesque peut produire. C’est que la beauté d’une œuvre longue est par nature diffuse et difficile à circonscrire. Elle existe cependant et nous l’éprouvons, consciemment ou non, chaque fois que nous en faisons la rencontre. Mais il faut pour cela la distinguer de ce dont parle le roman ou de ce qu’il cherche à représenter. La beauté dont il est question ici n’est pas celle de tel sentiment, de telle scène, de telle description. Ces beautés comptent, bien entendu, mais elles n’ont pas une nature englobante. La beauté qu’il me semble intéressant d’interroger est celle que peut posséder un roman en lui-même, comme objet et comme forme. Je dis « interroger » car je n’apporte – ni surtout ne souhaite apporter – aucune définition stricte de cette beauté, et encore moins de prescription à son sujet. Ce que je propose, ce sont plutôt des voies pour réfléchir à ce qui est d’abord et avant tout une expérience – expérience qui emprunte des chemins variés et se perçoit de façons très diverses. Il n’y a donc pas, de fait, une seule beauté du roman. L’article défini du titre renvoie à l’idée de beauté en soi, telle qu’elle peut se penser pour l’art romanesque.

 

La question de la beauté du roman a été éludée par les chercheurs et la critique jusqu’ici. Comment se fait-ce? Et qu’aurions-nous à gagner à nous pencher sur cette question?

La beauté du roman n’est pas, en effet, étudiée par la critique, sinon de façon très marginale, ce qui s’explique de plusieurs façons. Il y a d’abord que, dans le domaine des arts, la critique a pris l’habitude de déconsidérer la beauté (voire, dans certains cas, d’en contester l’idée même) au profit d’autres valeurs esthétiques, comme l’originalité, l’effet de choc, la déstabilisation. Il y a ensuite que, même en essayant d’établir, si larges soient-ils, des critères pour l’évaluer, la beauté reste éminemment subjective. En tant que concept, elle est très fuyante; en tant qu’expérience, elle est très variable. Enfin, appliquée au roman, elle est particulièrement difficile à saisir pour la raison que la lecture d’un roman s’étale dans le temps, de sorte qu’à aucun moment nous ne le voyons dans sa totalité, mais seulement, page après page, chapitre après chapitre, par parties. On pourrait ajouter qu’il existe d’excellents romans, et des plus importants, qui ne font pas forcément naître une impression de beauté. Il reste que le sentiment de beauté accompagne, non pas toujours mais plus souvent qu’on le croit, la lecture des romans et la façon dont ils restent en nous. S’intéresser à la beauté du roman, c’est donc s’intéresser au lecteur et à ses raisons de lire, à ce qui le guide et ce qui l’éclaire. C’est aussi, par là, chercher à comprendre ce qui nous attache au roman et à la forme spécifique qu’il constitue.


 

S’intéresser à la beauté du roman, c’est donc s’intéresser au lecteur et à ses raisons de lire, à ce qui le guide et ce qui l’éclaire.

Extrait de l’entretien


 

La beauté est-elle affaire d’écriture? Un roman peut-il être beau tout en étant dépourvu de grandes qualités stylistiques?

L’écriture peut contribuer à la beauté d’un roman, mais la beauté du roman ne vient pas d’abord de l’écriture et, surtout, elle ne s’y résume pas. Un trop beau style peut même, dans certains cas, faire écran à la beauté globale et plus souterraine d’un roman, détourner l’attention de ce qui travaille en sous-main et qui, s’agissant de sa fabrique matérielle, repose davantage sur l’architecture et la composition d’ensemble, l’ordre et le rythme des parties, la disposition de la matière. Dans un chapitre que j’ai intitulé « Ce qui vient à point », je m’intéresse à la « juste mesure » au sein d’un roman et aux décisions que doit prendre à cet égard le romancier ou la romancière – par exemple : à quel moment mettre fin à une scène ou à un épisode ? À quel moment faire apparaître ou congédier un personnage ? Pendant combien de temps le laisser en retrait alors que se passe autre chose ? Il ne s’agit pas de donner des réponses à ces questions, mais de réfléchir à l’art dont elles relèvent. Car cette juste mesure ne repose sur aucune règle et procède toujours du cas par cas; de sa part de mystère, et aussi d’aléas, vient d’ailleurs précisément la beauté qu’elle produit. Par ailleurs, il ne faut pas se méprendre sur ce qu’on entend par « qualités stylistiques ». La sobriété, l’usage d’une prose qui n’attire l’attention ni dans un sens ni dans l’autre sont aussi des qualités stylistiques. Et un roman peut être beau même quand il semble stylistiquement modeste.

Si vous deviez résumer ce qu’est la beauté du roman par rapport à celle d’autres arts comme la peinture et la poésie où elle est, disons, plus évidente, que diriez-vous?

La beauté qu’on éprouve devant un tableau ou à la lecture d’un poème – on pourrait dire aussi à l’écoute d’une pièce musicale – est une beauté concentrée. Parce que ces œuvres peuvent être « tenues » dans un même instant, que ce soit celui d’un regard, d’une parole, d’une écoute, nous en voyons les bords. Leur beauté peut donc elle aussi tenir dans cet instant, s’éprouver de façon frontale. Cela ne signifie pas que la beauté d’un tableau ou d’un poème ne puisse pas être méditée ou approfondie (c’est d’ailleurs souvent ce pour quoi on relit un poème, on retourne voir un tableau, on écoute à nouveau et plusieurs fois une pièce musicale), mais la possibilité du choc, de l’apparition, de l’événement existe bel et bien pour ces arts dont les œuvres s’offrent d’un seul tenant. La beauté romanesque ne repose ni ne peut reposer sur une telle immédiateté. Elle se présente au contraire de façon décalée et décantée, sous la forme d’un après-coup, de ce qui reste dans la conscience une fois le livre refermé. En cela, elle repose très fortement sur la mémoire et sur les jeux de la mémoire. À tout le moins, elle se revisite presque essentiellement par le souvenir, car on ne relit pas un roman autant de fois qu’on peut relire un poème ou regarder à nouveau un tableau. La beauté romanesque, pourrait-on dire, est une beauté de sédiments. Une beauté de traces et de chemins ouverts, une beauté de liens perçus et créés. Une beauté d’oublis, aussi.