Jean BernierÉditorial

Parle avec elle

«Quand on parle à sa mère, on peut omettre certaines choses, mais on ne peut pas mentir sur ce qu’on dit. Elle voit tout. Elle sent tout. En écrivant à ma mère, je m’imposais, d’une certaine façon, un devoir d’honnêteté.» Voilà ce que déclare le journaliste Guillaume Lavallée dans l’entrevue qu’il nous a accordée et que vous découvrirez au fil de ces pages. Il explique pourquoi il a choisi, pour Gaza avant le 7, son livre où il décrit la bouleversante réalité vécue au quotidien par les habitants de la bande de Gaza ces quinze dernières années, de s’adresser à sa mère.

Ne pas mentir, s’imposer «un devoir d’honnêteté», cela ne résume-t-il pas au fond les principes qui devraient baliser le travail de tout journaliste, comme le rappelle Pierre Sormany dans sa nouvelle édition de son ouvrage classique? Mais aucun journaliste, que je sache, n’a à ce jour eu recours à un tel stratagème. Vraiment? Parler à sa mère? Est-ce bien sérieux pour quelqu’un dont le travail est de rapporter avec objectivité l’histoire qui se fait au quotidien aux quatre coins du monde?

Par une de ces coïncidences dont le métier d’éditeur a le secret, nous publions cette saison un second livre où l’auteur s’adresse à sa mère, mais appartenant à un tout autre genre, celui-là.  Il s’agit de Prélude et suite en noir, suite inédite de poèmes de Jean-Simon Desrochers. Au moment où nous reprenons en «Boréal compact» l’ensemble de l’œuvre poétique de celui-ci, qui est également romancier, cette nouveauté frappe par le changement radical de ton qui la distingue des recueils précédents.

Les quatre premiers recueils que Jean-Simon DesRochers avait fait paraître multiplient avec brio emprunts, détournements, masques. Ils font entendre des voix qui ne sont jamais tout à fait celle du poète. Ils esquissent une danse, une parade amoureuse de la langue, une fuite dans le poème pour adoucir l’insupportable. À l’opposé, Prélude et suite en noir propose une poésie de la raréfaction, un art de la soustraction, puisque c’est, paradoxalement, le blanc de la page qui domine cette suite en noir. En s’adressant à sa mère, morte il y a quatre ans, le poète creuse le deuil, le travail du deuil, avec la plus grande précision, la plus grande transparence possible. À n’en pas douter, cette poésie s’impose elle aussi «un devoir d’honnêteté».

 

mars a duré quatre ans, ma mère, ma morte et c’était la guerre – ci-gît

mon corps garçon parmi les cendres        mon corps du lendemain

t’adresse ses premiers babils, sa paix souffle ton nom qu’un jour

il saura écrire

 

Serait-il permis de croire que, en choisissant de s’adresser à leur mère, tant le poète que le journaliste cherchaient, d’une certaine manière, à refonder leur écriture afin de transmettre une réalité portant une charge émotive extrême avec la plus grande objectivité? Mais comment une telle chose serait-elle possible?

Quand on cherche à comprendre ce qui se cache derrière les stratagèmes narratifs, on est toujours bien avisé d’ouvrir un livre de Suzanne Jacob. Celle-ci, dès les premières pages de La Bulle d’encre («Boréal compact», 2001), évoque le moment décisif où la mère pose la première fois ses yeux sur le visage du nourrisson. Elle est la première à lire ce visage. Réciproquement, quand les yeux du nourrisson se posent sur le visage de sa mère, il s’agit de son premier acte de lecture, de sa première entreprise de décodage du monde. Et c’est la voix de la mère, répondant au cri de l’enfant, qui fonde tous les récits qui viendront par la suite. «La mère décrypte, décode, interprète le moindre courant d’air, qu’il provienne du dehors ou du dedans, de la surface comme de la profondeur. Sa voix relie ensemble le monde tout entier; le monde entier tient ensemble par sa voix.»

 

quand viendra la saison des aveux, je te promets, je renierai mon nom

avant le tien

 

Une guerre est d’abord l’affrontement entre des récits irréconciliables. Guillaume Lavallée le montre bien dans le chapitre étonnant de son livre qu’il consacre aux séries télévisées produites en Israël et, naguère, à Gaza. Si elles empruntent toutes les mêmes codes dictés par le cinéma hollywoodien, elles contribuent, en tissant des trames semblables mais opposées, à enfermer ceux et celles qui les suivent dans une mécanique de haine et de mort. On comprend bien alors qu’il n’y aura pas de paix possible tant que ces récits continueront de s’affronter. Quand chacun s’accroche à «sa vérité», il ne peut y avoir que la guerre.

Et si, afin de parler des Gazaouis, afin de rendre compte de la souffrance de tous les enfants, de toutes les femmes et de tous les hommes touchés par cette guerre, de quelque côté qu’ils soient, Lavallée s’était senti obligé de revenir à cet instant d’avant les récits qui divisent? Et si, pour retrouver une vérité qui nous réunirait tous, qui nous permettrait de faire taire la haine, de refermer les blessures en nous, il fallait faire comme le journaliste, comme le poète, et tenter de retrouver le premier regard que nous avons posé sur le monde, celui que nous avons posé sur le visage de notre mère?