Aristote KavunguCéline au Congo

Voyage au bout de la négrophobie célinienne.

Notre entretien
avec l’auteur

Jusqu’ici, sur la foi de Voyage au bout de la nuit, on présentait Céline comme un pourfendeur du colonialisme en Afrique. Vous voyez les choses d’un autre œil. Pourquoi?

Oui et non. Oui parce qu’il a prêché quelque chose de vrai, en altruiste qu’il était, à la vue des misères que vivaient les Noirs africains pendant la colonisation. Il a vu la condescendance du Colon, son mépris de l’homme noir et sa propension à nier chez lui la moindre trace d’humanité. Il a été témoin de l’exploitation des Noirs par le Colon, et il en a fait une critique acerbe. Si Céline porte un chapeau de Colon sur la couverture de mon livre, c’est qu’il n’a jamais pratiqué ce qu’il a pourtant prêché et pourfendu à raison. Il avait choisi, dans Voyage au bout de la nuit, de faire également dans la condescendance, dans le même mépris et, surtout, dans un racisme virulent, un peu larvé dans un premier temps parce qu’énoncé sur un mode délirant, mais explicite dans Bagatelles : « J’aime pas les nègres hors de chez eux… C’est tout. Je trouve pas ça un divin délice que l’Europe devienne toute noire… Ça me ferait pas plaisir du tout. »

Il connaissait pourtant très bien les méfaits du colonialisme et savait que c’était ce même colonialisme qui poussait les Africains hors de chez eux parce que les pratiques d’antan continuent sous des formes nouvelles et pernicieuses. J’attendais de lui qu’il comprenne; qu’à défaut d’une vraie compassion, il ait la même sensibilité que ces Noirs victimes du nombrilisme et de la suffisance de ses compatriotes dont l’excès de zèle avait fait beaucoup de dégâts.

Vous dites votre admiration pour l’écrivain et votre colère pour l’homme. Toutefois, dans votre livre, vous accordez encore plus d’importance aux lecteurs de Céline, tant à ses défenseurs qu’à ses détracteurs, qu’à l’écrivain lui-même. De quoi Céline serait-il le révélateur?

Je ne voulais pas que le livre soit sur Céline. Il ne l’est pas, du moins je l’espère. Il est un sujet trop grand et trop fort qui pourrait occulter n’importe quel autre sujet d’intérêt pourtant supérieur : le fait qu’on oublie souvent son racisme au profit de son antisémitisme qui, lui, pèserait plus lourd.

Je suis un admirateur de l’écrivain, je ne m’en suis jamais caché, mais je voulais surtout interpeler ses détracteurs, ceux qui font dans l’hypocrisie la plus éhontée et qui ont érigé Céline en emblème ou en mascotte du racisme et de l’antisémitisme en Occident. Il est un bouclier derrière lequel se cachent ceux qui font la même chose que lui, mais en habillant le tout dans une fausse vertu, dans un style qui n’a d’égal que celui de Céline, c’est-à-dire une langue de bois d’un autre genre qui montre des gens se satisfaisant d’être moins racistes et moins antisémites que l’auteur de Bagatelles. Céline, finalement, n’avait fait que tendre un miroir à ses contemporains qui se sont empressés d’enlever la paille dans son œil, oubliant la poutre désormais fossilisée dans le leur. Il a permis de susciter le débat et de faire tomber certains masques qui jusque-là se complaisaient dans la dénégation.


 

Si Céline porte un chapeau de Colon sur la couverture de mon livre, c’est qu’il n’a jamais pratiqué ce qu’il a pourtant prêché et pourfendu à raison.

Extrait de l’entretien


 

Manifestement, Céline embête tout le monde, y compris vous. Tout ne serait-il pas plus simple si on brûlait ses livres et s’en débarrassait une fois pour toutes? Qu’y perdrait-on? Pourquoi n’y arrive-t-on pas?

Comme je le dis dans mon livre, on ne se débarrasse pas de Céline comme on pourrait le faire d’un écrivain quelconque. Céline m’embête, je l’avoue, mais dans un registre différent de celui des autres. Comme tous les gens de talent, il a son côté artiste et rebelle. Il a dit des monstruosités sur les Noirs, mais contrairement aux autres, j’ai décidé de prendre le parti d’en rire et de tout frapper de ridicule. Ce ne sont finalement que des clichés, un ramassis de stéréotypes, le délire d’un Céline égal à lui-même. Mais le problème est qu’il a fait des émules qui, eux, font depuis dans la surenchère, dans la haine ordinaire et, surtout, dans la discrimination, qu’ils accommodent à la sauce électoraliste.

L’œuvre de Céline est pourtant incontournable. Se débarrasser de Céline serait priver les lecteurs d’un écrivain au talent hallucinant et de tous les chefs-d’œuvre qu’il a produits, y compris Bagatelles pour un massacre. Faire un autodafé de ses livres ne serait qu’une façon de montrer que son style atypique et fascinant reste ce facteur accablant qui le distingue des autres. Encore une fois, on ne se débarrasse pas de Céline facilement; c’est une entreprise vouée à l’échec car c’est permis de dire aujourd’hui : « Enfin Céline vint » comme on l’avait dit à l’époque de François de Malherbe.