Félix MathieuLes Nations fragiles

Cinq nations non souveraines sous la loupe.

Notre entretien
avec l’auteur

Dans le titre de votre ouvrage figure le terme nations fragiles. Pouvez-vous élaborer à ce sujet?

C’est un concept que j’ai développé avec l’intention de faire comprendre intuitivement une réalité sociopolitique complexe qui est vécue par plusieurs communautés nationales qui ne disposent pas de la pleine souveraineté. On peut penser, bien sûr, au Québec, ou encore à la Catalogne. La fragilité dont il est question découle notamment des contraintes institutionnelles objectives auxquelles ces communautés nationales sont confrontées lorsqu’elles cherchent, par l’intermédiaire de l’action de leur propre gouvernement, à protéger ce qui fait d’elles des « sociétés distinctes ». Concrètement, ces nations, qui évoluent dans un État plus large, sont plus ou moins fragiles selon qu’elles sont ou ne sont pas en mesure de s’autogouverner et de s’autodéterminer.

Dans le même temps, ce concept aide à mieux interpréter ce qu’on peut appeler le « degré d’hospitalité » dont font preuve les États modernes et leur ordre constitutionnel devant les revendications que les minorités nationales expriment. Dans l’ouvrage, je cherche à comprendre les effets de la nature constitutionnelle d’un État (de type unitaire, comme l’Espagne, ou fédéral, comme le Canada, et leurs nombreuses déclinaisons) sur la capacité des nations non souveraines à se développer. Je montre alors que si, sur le plan théorique, le modèle fédéral semble beaucoup plus prometteur, en pratique il demeure imparfait; il n’est pas une solution magique permettant l’essor d’authentiques démocraties multinationales.

Dans sa préface à votre ouvrage, Gérard Bouchard souligne l’originalité de votre démarche, particulièrement votre approche concernant les sentiers institutionnels. Pouvez-vous nous en dire plus?

Un important courant en sociologie et en science politiques est appelé l’institutionnalisme historique, qui est basé sur deux postulats. D’abord, l’État et les structures institutionnelles sont des facteurs primordiaux pour comprendre la manière dont les rapports de force dans la société en viennent à être configurés. Ensuite, la temporalité est déterminante : on peut expliquer un phénomène contemporain en le liant aux conséquences plus ou moins directes d’un événement passé.

Je m’inspire de cette idée pour parler du développement des sentiers institutionnels en fonction desquels les logiques soit unitaire soit fédérale ont pris forme dans un État moderne donné, pour mieux comprendre les facteurs qui contribuent à la fragilité relative des nations non souveraines qui y évoluent. Pour chacun des cas à l’étude, je m’attèle donc à identifier ce que j’appelle le moment du « Big Bang », qui est venu établir les bornes institutionnelles (mais aussi idéelles) à partir desquelles l’État se construit de manière durable. Je montre ensuite comment, à travers une série d’événements et de bouleversements subséquents, les pourtours du sentier sont parfois élargis (lorsqu’on répond à certaines revendications des nations non souveraines et que leur degré de fragilité diminue en conséquence), parfois rétrécis (lorsqu’on ignore ces revendications et que le niveau de fragilité et de crainte existentielle augmente).

Si on observe l’exemple du Québec dans la fédération canadienne, ce « Big Bang », c’est pour moi l’Acte de Québec de 1774. J’explique dans mon essai comment les matériaux institutionnels qui ont alors été forgés ont été consolidés à divers moments de l’histoire (par exemple avec l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867), alors qu’à d’autres occasions on a cherché à faire bifurquer ledit sentier sans y parvenir complètement (lors de l’Acte d’union de 1840 ou au moment du rapatriement de la Constitution, en 1982). Au final, et même si le Canada est loin d’être irréprochable, les luttes menées par le Québec en font l’une des nations non souveraines qui disposent des meilleures garanties pour contrebalancer sa fragilité relative.


 

Concrètement, ces nations, qui évoluent dans un État plus large, sont plus ou moins fragiles selon qu’elles sont ou ne sont pas en mesure de s’autogouverner et de s’autodéterminer.

Extrait de l’entretien


 

Vous comparez le Québec à quatre autres nations : la Catalogne, l’Irlande du Nord, la Wallonie et le Tyrol du Sud. Pouvez-vous donner quelques éléments de comparaison avec l’Irlande du Nord et la Catalogne, par exemple?

Le plus souvent, on compare le Québec avec la Catalogne, l’Écosse, ou encore la Flandre. Or je trouvais intéressant de sortir des chemins battus et de comparer les dynamiques Québec-Canada avec certains cas typiques (comme la Catalogne face à l’Espagne), mais aussi de diriger mon regard vers d’autres cas plus atypiques (comme l’Irlande du Nord et la Wallonie, plutôt que l’Écosse et la Flandre). Cela permet non seulement de tester des hypothèses existantes au regard de nouvelles réalités, mais aussi de faire ressortir des singularités qu’on tendait jusqu’ici à ignorer.

La trajectoire de la Catalogne demeure particulièrement instructive lorsqu’on la compare à celle du Québec. Les deux nations se ressemblent sur bien des plans : la composition démographique, la présence d’une métropole où s’affrontent des projets nationaux concurrents, une sensibilité pour la préservation de l’identité culturelle, et l’émergence d’importants mouvements indépendantistes. Puisque l’Espagne est un État unitaire et le Canada une fédération, la similarité entre le Québec et la Catalogne offre un terrain de prédilection pour se saisir des effets de la nature constitutionnelle de l’État, pour montrer à quel point l’État espagnol alimente activement la fragilité institutionnelle de la Catalogne.

L’analyse d’un cas très différent, celui de l’Irlande du Nord, permet également de tirer d’intéressantes conclusions. Non seulement le « Big Bang » est ici beaucoup plus récent – il s’agit de l’Accord du Vendredi saint de 1998 qui met fin à l’épisode des Troubles qui opposaient les catholiques aux protestants dans la région –, mais la logique institutionnelle est tout autre. Pour assurer une coexistence pacifique, on a effectivement instauré une série de mécanismes de partage du pouvoir entre les deux communautés d’Irlande du Nord, ce qui montre comment une structure pourtant unitaire (c’est le cas du Royaume-Uni) peut évoluer de manière assez spectaculaire pour accommoder les minorités nationales en son sein.

L’exemple du Tyrol du Sud sera une découverte pour plusieurs de vos lecteurs et lectrices. Dites-nous quelques mots à propos de cette nation.

Lors d’un séjour de recherche en Italie, en 2015, j’ai visité le nord du pays et j’ai entendu parler du Tyrol du Sud pour la première fois. Il s’agit d’une communauté politique à majorité germanophone d’environ un demi-million d’habitants, anciennement associée à l’empire austro-hongrois, et qui fut intégrée à l’Italie après la Première Guerre mondiale.

C’est la figure historique d’Andreas Hofer qui m’a immédiatement interpellé, car je ne pouvais m’empêcher de voir en lui l’équivalent de Louis-Joseph Papineau au Québec. Hofer est connu notamment pour avoir organisé la résistance de cette petite population contre l’armée de Napoléon au début du XIXe siècle. Depuis, il symbolise la volonté de ce peuple d’affronter et de vaincre les puissants courants extérieurs qui souhaitent son assimilation dans une culture et une langue dominante.

Après avoir été la cible de diverses tentatives d’italianisation dans l’entre-deux-guerres, le Tyrol du Sud a lutté pour faire évoluer le cadre constitutionnel italien afin qu’on fasse une place à son caractère distinct et qu’on lui permette d’accéder à une importante autonomie gouvernementale. Frappée d’une double fragilité objective – institutionnelle, certes, mais aussi démographique et culturelle face à l’Italie dans son ensemble –, cette nation est donc parvenue à tirer son épingle du jeu en forçant la fondation d’un nouveau sentier institutionnel au sortir de la Deuxième Guerre mondiale.