Guillaume LavalléeGaza avant le 7

Avant la guerre, le siège :
au cœur du quotidien des Gazaouis.

Notre entretien
avec l’auteur

Vous nous proposez non pas un essai sur la guerre qui sévit actuellement, mais un portrait de la vie quotidienne à Gaza, du blocus israélien décrété en juin 2007 jusqu’au 7 octobre 2023. Peut-on vraiment parler de « vie quotidienne » dans une terre où le bruit des armes ne se tait jamais?

Il y avait bien une vie quotidienne à Gaza, mais cette vie n’était pas normale, et ce, me semble-t-il, pour deux grandes raisons. Premièrement, même en cas d’accalmie, lorsqu’il n’y avait pas d’affrontements, chacun savait que la guerre pouvait reprendre en un claquement de doigts, qu’elle allait reprendre un jour, même si on ne savait pas quand. C’est une sorte de certitude sensible, de stress permanent, d’anxiété qui consume aussi les enfants. Deuxièmement, le siège fait en sorte que la grande majorité de la population de Gaza n’a jamais pu quitter ce territoire plus petit que l’île de Montréal. Cette situation brouillait le rapport à la normalité. Les Gazaouis ne savaient pas ce qu’était une vie hors de leurs frontières, ailleurs dans le monde. Ils n’avaient pas de critères auxquels se référer pour baliser la normalité, mais ils avaient bien ce sentiment constant que tout cela n’était pas normal.

Vous évoquez un quotidien « prodigieusement humain ». Qu’est-ce qui caractérise cette humanité dont vous avez été témoin à Gaza?

J’ai évoqué un quotidien « prodigieusement humain » car je ne connais personne qui soit allé à Gaza et qui n’ait pas été bouleversé par la chaleur des gens, par les rituels du jour, par la disponibilité de chacun. C’est étrange à dire, mais puisque personne ou presque ne peut partir, puisque le taux de chômage avoisine les 50 %, les gens ont du temps, à Gaza. Et ils passent ce temps à se rassembler, à être ensemble. Dans ce temps ensemble, on ne peut pas toujours parler du conflit. Les humains ont besoin d’une soupape, d’un semblant de normalité, de s’évader un peu mentalement, si possible, de surcroît dans un contexte pathologique.

Un bon ami me disait toujours qu’« il y a deux grands sujets de conversation à Gaza : les vêtements et la bouffe ». Qui prépare le meilleur knafeh, un dessert baigné de sirop sucré? Qui apprête le mieux le poisson? J’ai voulu, dans mon livre, restituer une partie de ce quotidien anormal, car il me semble qu’il sert aussi de soupape au lecteur. Que ça lui permet de voyager, de se sentir dans les rues de Gaza, de voir de l’autre, mais aussi du même, de l’humanité au ras de la vie.

Enfin, j’ai le sentiment, la conviction profonde, qu’avec le niveau actuel de destruction qu’elle connaît, la bande de Gaza telle que je l’ai connue, telle que les Palestiniens l’ont vécue, n’existe déjà plus. J’ai donc voulu rendre hommage à ce quotidien même si, par définition, il était insoutenable dans sa violence et son anormalité.


 

J’ai voulu, dans mon livre, restituer une partie de ce quotidien anormal, car il me semble qu’il sert aussi de soupape au lecteur. Que ça lui permet de voyager, de se sentir dans les rues de Gaza, de voir de l’autre, mais aussi du même, de l’humanité au ras de la vie.

Extrait de l’entretien


 

Vous utilisez comme matériau de longues entrevues que vous avez réalisées avec des gens de tous les horizons. Pouvait-on parler librement, à Gaza?

Les gens parlaient, à Gaza, ils aimaient parler. De leur vie, de leurs problèmes, des difficultés du siège dont on sous-estime parfois à quel point il s’infiltre dans des pans privés du réel. Il y avait une parole relativement libre sur l’adhésion politique au Hamas. Après tout, au cours des dernières années, j’avais parlé avec des gens sur place qui disaient soutenir ouvertement Mohammed Dahlan ou Marwane Barghouti, deux figures clés de l’opposition à Mahmoud Abbas au sein du Fatah. Comme le Fatah est le rival politique du Hamas, mais que Dahlan et Barghouti contestent Abbas au sein du Fatah, le Hamas ne semblait pas avoir trop de mal à laisser les Gazaouis exprimer leur appui à ces deux figures. Dit autrement, et plus simplement, l’adage voulant que « les ennemis de mes ennemis sont mes amis » rendait sans doute ces échanges possibles. Mais je pense aussi que la branche politique du Hamas souhaitait se présenter comme un mouvement démocratique. En ce sens, tolérer une opposition locale, tant qu’elle ne devenait pas majoritaire, permettait d’appuyer cette version des faits.

C’était toutefois clairement plus compliqué lorsqu’il était question de la branche armée du Hamas ou du Jihad islamique, car remettre en cause leur monopole des armes sur place, leur stratégie, ou faire état de de leurs tirs de roquette s’abîmant sur la population locale était tabou. Certaines personnes en parlaient, mais pas dans la rue et, surtout, en refusant d’être identifiées. La peur était de passer pour traître, voire pour un collaborateur d’Israël, ce qui pouvait valoir aux Gazaouis la peine capitale.

Vous consacrez tout un chapitre aux séries télé produites aussi bien à Gaza qu’en Israël. N’est-ce pas un sujet plutôt frivole quand tant de vies sont brisées par la guerre?

Au contraire. Tout conflit en est un de récits. Ce sont des visions du monde, de ce qu’il devrait être mais qu’il n’est pas, qui s’affrontent. La télévision fait de surcroît partie du quotidien. Elle imprime les représentations sur la cire cérébrale. Pour reprendre Bourdieu, elle a une « sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population ». Après le 11-Septembre, Hollywood a multiplié les films ou les séries sur la « guerre contre la terreur ». Pour simplifier, disons que les protagonistes sont souvent des agents des services de renseignement forcés, en quelque sorte, de violer des règles de l’État de droit afin de « protéger » la population américaine. Les séries américaines sont des séries de la « distance » : Hollywood n’est pas au Moyen-Orient. Mais Tel-Aviv l’est. Au cours de la dernière décennie, nous avons vu apparaître une kyrielle de séries israéliennes sur le conflit israélo-palestinien, écrites ou interprétées par des artistes qui ont soit eux-mêmes fait leur service militaire ou ont de profondes racines familiales dans la région en ce qui concerne les Mizrahi, les Juifs d’Orient. Ces séries ont connu, pour la plupart, un franc succès sur les plateformes de diffusion mondialisées comme Netflix ou Apple TV en présentant un récit israélien du conflit. Et ça, le Hamas le sait très bien. Donc il a commencé, lui aussi, à tourner ses propres séries pour tenter d’essaimer sa vision du monde. À Gaza, j’ai eu accès au tournage d’une de ces productions. J’étais estomaqué de voir comment le Hamas avait « recréé » les bureaux du chef des services de renseignement israéliens avec des drapeaux d’Israël, une ménorah, des images de Theodor Herzl… Bref, il me semble que toutes ces fictions disent bien quelque chose du réel.

Pour décrire la vie à Gaza, vous vous adressez dans tout le livre à votre mère. Pourquoi avoir fait ce choix narratif?

Pour trois raisons, je crois. Premièrement, je n’avais aucune envie de jouer au journaliste « Superman » qui bombe le torse en racontant ses histoires comme s’il plantait son drapeau sur le quotidien des gens. Je voulais introduire un élément de vulnérabilité, de fragilité chez le narrateur que je suis. Aujourd’hui, on a tendance à jouer la carte de la vulnérabilité ou de l’honnêteté, en allongeant les mises en garde. Pour moi, ç’aurait été « homme blanc occidental, etc. ». Or, dans ce cas-ci, je trouvais ça trop générique, pas assez personnel. Quand on parle à sa mère, on peut omettre certaines choses, mais on ne peut pas mentir sur ce qu’on dit. Elle voit tout. Elle sent tout. En écrivant à ma mère, je m’imposais, d’une certaine façon, un devoir d’honnêteté. Deuxièmement, écrire à ma mère me permettait d’écrire pour quelqu’un. Je m’explique. Je travaille dans une agence internationale. Mon lecteur peut être à Hanoï, Beyrouth, Abidjan, Rabat, Paris ou Montréal. Et je ne peux pas écrire au « je ». En m’adressant à ma mère, je pouvais soudainement écrire au « je », au « tu », et créer un lien avec le lecteur, un lien entre un ailleurs et un ici. Et puis troisièmement, il y a le fait que la mémoire de ma mère s’évapore. Lui écrire me permettait de lui dire qui j’ai été et de poser, par ricochet, la question de ce qu’a été Gaza avant sa destruction.