Suzanne JacobPrélèvements

Quand notre langage, nos rêves, nos façons d’être passent à l’éprouvette de Suzanne Jacob.

Notre entretien
avec l’autrice

Le terme prélèvements fait penser d’abord au domaine médical (on parle ainsi de prélèvements sanguins) ou bancaire (les prélèvements automatiques). En quel(s) sens l’employez-vous dans votre essai ?

La seule marée de syzygie à laquelle j’ai pu assister dans ma vie, c’était à Saint-Irénée-les-Bains, dans Charlevoix. Toute une pellicule neuve de mon vieux Nikon 35mm y était passée pour parvenir à fixer la férocité des éléments déchaînés qui attaquaient le fleuve et les quais, et arrachaient la plage et la voie ferrée. Quand j’ai ouvert l’enveloppe contenant les précieuses photos, il n’y avait qu’un message laconique du laboratoire qui s’excusait et m’offrait de rembourser la pellicule gâchée par sa faute. À partir de ce moment-là, je n’ai fait confiance qu’à mon propre système de captation. D’où ces prises de sons et d’images gardées en otage dans un centre de détention labyrinthique appelé Hippocampe. C’est là qu’elles sont logées-nourries, qu’elles sont incitées à se promener dans tous les « sens » et à se métisser en toute liberté en attendant de passer au stade de prélèvements !

Un autre sens, plus tragique celui-là, où la mort prélève sa ration quotidienne au hasard de loteries dont nous sommes impuissants à concevoir ou à comprendre les règles. Aujourd’hui, je conclurais bien une nouvelle chronique en disant qu’on peut faire confiance à Elon Musk pour accorder au hasard l’aide médicale à mourir. Et pourquoi pas à la mort elle-même?

À la fin de votre livre, vous écrivez : « J’ai mis quelques phrases en circulation. » Mettre le langage « en circulation », lui redonner sa souplesse, sa vitalité, sa liberté, son imprévisibilité, ses surprises, est-ce pour vous le propre de l’écriture ?

L’effet du Cadeau du dadaïste Man Ray, ce fer à repasser clouté dont la mise en circulation, au début des années 1920, a joué un rôle de premier plan dans la prise de conscience d’un aspect silencieux de l’esclavage des femmes, est un des meilleurs exemple que je puisse apporter en quelques mots sur le sujet du propre de l’art ou de l’écriture depuis ses débuts, et dont on trouve les premiers artefacts dans les grottes. Le langage est la plupart du temps un matériau servile, mais que l’écriture peut aider, sinon forcer, à emprunter les voies de l’insoumission.

Chacun de nous, à force de poursuivre à chaque instant sa course contre sa montre et de se hâter dans l’accomplissement de son destin, développe une surdité et un aveuglement particuliers pour lesquels on éprouve la grande passion de l’habitude. Or, une toute petite phrase mise en circulation, si elle atteint le cœur encore sensible de la pensée, peut contrer la panique qui fait courir, qui est la panique de vivre, n’est-ce pas? Tout compte fait, ce n’est pas le propre de l’écriture au sens où ce n’est pas sa volonté de produire cet effet d’ouverture, mai c’est sa fatalité de, parfois, faire cesser la sclérose à l’œuvre chez une ou deux personnes se trouvant dans une salle de conférence ou dans une salle de classe, ou tout simplement chez elles, en train de lire.


 

Le langage est la plupart du temps un matériau servile, mais que l’écriture peut aider, sinon forcer, à emprunter les voies de l’insoumission.

Extrait de l’entretien


 

Dans le même sens, est-ce pour déconstruire le langage que vous vous arrêtez souvent, dans Prélèvements, à des phrases toutes faites, à des slogans publicitaires, à des images obsessionnelles ou à des automatismes sociaux ? 

Comme je l’ai écrit à quelques reprises dans Prélèvements, je ne m’adresse pas du tout à des spécialistes du langage, linguistes, sémiologues, psychanalystes… Quand Godard dit qu’il n’est pas Godard, mais bien le chien de Godard, c’est clair pour moi, mais il faut peut-être un comité entier d’experts pour démontrer scientifiquement-comme-on-dit que ce dire a bien le sens de ce qu’il veut dire. Quand Gregory Bateson raconte que le mille-pattes savait marcher depuis toujours jusqu’à ce que quelqu’un lui demande quelle patte il bougeait en premier, c’est que Bateson croit que l’énergie créatrice doit protéger sa propre ignorance réflexive. Duras dit la même chose, et même quand ça la fait dérailler! C’est peut-être ça aussi, Babel, qu’on est en train de rejouer, et peut-être bien moins scientifiquement qu’à l’époque. Je suis consciente que l’ironie est difficilement perceptible dans un contexte d’explosion globale des référents comme on a pu en admirer les images, en 1970, à la fin du film Zabriskie Point d’Antonioni, ou sur des musiques de Pink Floyd et des Rolling Stones, entre autres. En résumé, j’essaie de rendre compte de ce qui m’arrive, tout simplement, pour y comprendre quelque chose, avec les moyens que j’ai pour ne pas céder à la peur, à la terreur, au chantage, et ainsi de suite.

Au moment où j’écris ces lignes, l’explosion simultanée de téléavertisseurs et de talkies-walkies au Liban marque une nouvelle étape dans la confiance que vous accordez à vos cellulaires. On est le 17 et 18 septembre 2024. On voulait de la science, on est servis.

Vos textes sont à la fois sérieux et drôles, pleins d’esprit : quelle place occupe l’humour dans vos essais ?

Le premier auteur qui m’a sauvée du mortel ennui qui voulait ma peau, c’est Samuel Beckett. J’avais dix-sept ans et c’est Mercier et Camier, et les personnages d’En attendant Godot, qui ont opéré tout le travail de sauvetage. Dans mon roman Galatée, Godot s’appelle Godard et je trouve ça très drôle. Récemment, j’ai relu « Bartleby » de Melville et j’ai lu nombre de textes qui ont été consacrés à cette nouvelle. Ultimement, c’est Deleuze qui a supplié les lecteurs de prendre ce texte au sens littéral et de ne pas résister à l’hilarité qu’il provoque. Ce texte a tellement fréquenté les officines de la prétention scientifique qu’il en a attrapé une sorte d’autisme incurable pour une ou deux générations. J’ai une amie qui a commencé à lire mon roman Galatée, sorti récemment dans la collection « Boréal compact ». Elle m’a téléphoné : « Je n’ai pas résisté à rire un bon coup, mais soudain, je me suis demandé si tu serais d’accord… Est-ce qu’on peut rire en lisant Galatée ? » Évidemment, elle m’a fait bien rire tout me soulageant immensément car je ne savais plus si ça s’entendait, cet aspect toujours juste un peu inajusté et inajustable de mon langage qui ne cherche qu’à tenir sa parole.


Livre publié dans la collection « Papiers collés ».