Notre entretien
avec l’autrice
L’Été de la colère est votre deuxième livre, après Daddy Issues, paru en 2022. Alors que vous aviez opté pour la fiction avec Daddy Issues, comment et pourquoi la forme du récit s’est-elle imposée, cette fois-ci?
Je voulais raconter toutes les expériences qui constituent une femme. Ses apprentissages depuis l’enfance, ses relations avec les hommes, mais aussi l’influence de la culture populaire, le rapport au corps et à la vieillesse, le consentement et la culture du viol. Je souhaitais explorer tout ce qui nous façonne, tout ce qui nous rappelle notre place au quotidien.
J’aime aussi naturellement mêler le personnel et le collectif – leur dialogue, comment l’un a tout à voir avec l’autre, m’intrigue. C’était aussi le cas pour Daddy Issues, où l’essai se mêlait au roman. La relation intime entre un homme et sa jeune amante était teintée par le pays qui les a mis au monde.
Dans L’Été de la colère, l’accumulation de ce qui fait de nous celles que nous sommes a fait en sorte que la forme s’est imposée d’elle-même. L’entassement de mes expériences et de tout ce qui m’habite, c’était pour moi l’unique manière d’exprimer ma colère.
Vous y parlez de la colère des femmes, que vous décrivez comme le lourd héritage de systèmes créés par et pour les hommes, mais aussi d’une éducation et d’une culture qui travaillent de concert pour rappeler aux femmes où est « leur place ». Est-il possible, à votre avis, de « désapprendre » ces structures? De s’émanciper d’une culture qui est si profondément ancrée en chacun·e de nous?
Pour moi, l’avancée des femmes dans notre société demeure confinée à la sphère politique. Comme si tout le problème relevait de la parité dans les tours à bureaux. Bien sûr, on avance dans le bon sens, mais pour moi la guerre se joue ailleurs. Je m’intéresse aux non-dits, aux regards qui nous traversent dans les salles de réunions, aux hommes dont les amantes n’existent que pour les mettre en valeur et pour qui l’amour est une chose à prendre.
Je ne suis pas là pour dire aux femmes qu’il est possible ou non de désapprendre une culture qui les anéantit. Tout ce que je sais, c’est que mon apprentissage de jeune fille des années 1990, d’une décennie qui a été d’une violence et d’une haine inouïes à l’égard des femmes, je ne vais jamais m’en départir. J’arrive aujourd’hui à lire les événements qui m’ont façonnée avec un regard critique, mais je ne crois pas pouvoir me débarrasser de mon éducation. Deux versions de moi cohabitent et se font bataille.
L’entassement de mes expériences et de tout ce qui m’habite, c’était pour moi l’unique manière d’exprimer ma colère.
Extrait de l’entretien
La difficulté de ce « désapprentissage » rend pratiquement impossible de vous conformer pleinement, ou parfaitement, aux idéaux féministes qui vous animent. Dans votre livre, vous affirmez que cette position est intenable. Existe-t-il une « bonne » et une « mauvaise » féministe?
La sortie de Daddy Issues et ce que certaines femmes m’en ont dit m’ont fait réfléchir à ce qu’on attend d’une féministe. Cette idée qu’une jeune femme puisse être la maîtresse d’un homme marié, vivre l’amour dans un état de soumission absolue et vouer son existence à l’attente d’un homme avait provoqué plus de réactions que je l’avais imaginé. La lecture qu’on en faisait, me semblait-il, en disait davantage sur notre monde que sur mon personnage. Comme si cette tare qu’elle avait se transmettait à tout son sexe. Son imperfection faisait d’elle une mauvaise féministe.
Pour moi, il n’y a pas de bonnes et de mauvaises féministes, bien sûr, mais force est d’admettre qu’il y a une ligne de conduite à adopter pour se réclamer du féminisme… C’est ce que j’ai voulu explorer dans L’Été de la colère : le droit qu’ont les femmes d’exister autant que les hommes. Il y a dans le récit cette guerre intérieure de la narratrice qui revendique le droit d’appartenir à un féminisme qui la rejette, tout en continuant de pourchasser le désamour des hommes et de participer à une culture d’érotisation. On m’a parlé de ces contradictions apparentes. C’est pour moi la chose la plus naturelle au monde d’être aux prises avec une culture qui nous a mis au monde.
Vous convoquez dans L’Été de la colère toute une sororité – des écrivaines, mais pas seulement – que vous qualifiez, empruntant l’expression de Mona Chollet, de « sorcières modernes ». Qu’ont en commun Virginia Woolf et Monica Lewinsky, Annie Ernaux et Britney Spears, Anita Hill et Emma Bovary? Et vous, Elizabeth Lemay, qu’avez-vous en commun avec elles?
La sorcière moderne, c’est une forme de désobéissance. Il n’y a pas une façon d’y appartenir, et je m’abstiendrai de l’enfermer dans une définition stagnante. Elle est toute femme qui s’affranchit et se dérobe au rôle qu’on lui a attribué. Dans L’Été de la colère, je fais le portrait des femmes de ma génération qu’on a vidées de leur humanité pour en faire des événements et les tourner en dérision. Chacune à sa façon, elles disent une chose que l’on craint des femmes. Je me réclame de chacune d’entre elles, de leur manière de nager à contre-courant.