Gilles MarcotteLe Roman à l’imparfait

Une nouvelle édition de la première grande étude du roman québécois moderne.

Extrait de l’œuvre

Introduction à la première édition

En 1958, au terme d’un survol de la production romanesque du Canada français, j’écrivais ces petites phrases d’allure innocente, que la plupart des critiques de l’époque, me semble-t-il, auraient pu contresigner: «Le roman canadien-français a déjà conquis ses libertés essentielles. Il approche de sa maturité dans la mesure où la société canadienne-française se structure et se diversifie, et il n’est pas impossible qu’il prenne bientôt la relève de la poésie, comme le genre littéraire le plus apte à exprimer nos vérités.» Les événements allaient me donner tort, et raison. Raison, puisqu’en effet, à partir de 1960, le roman, qui avait joué les seconds violons par rapport à la production poétique durant la décennie précédente, monterait en grade et peu à peu deviendrait dans notre littérature, comme dans les autres littératures d’Occident, le genre littéraire dominant.

Qu’il soit «le plus apte à exprimer nos vérités», plus apte que la poésie, j’en suis moins sûr; en fait, toute affirmation de ce genre me laisse aujourd’hui sceptique, et je n’imagine pas la raison qui nous ferait accorder un plus grand poids de vérité collective à un roman d’Hubert Aquin ou de Jacques Ferron qu’à un poème de Fernand Ouellette, de Paul-Marie Lapointe ou de Gaston Miron. Il s’agit de savoir lire. Mais il reste que depuis 1960, nous parlons de plus en plus roman, et que la poésie – riche encore d’œuvres continuées et d’expériences nouvelles – ne requiert plus la même sorte et la même quantité d’attention qu’autrefois. Voyez les étalages des libraires; lisez les journaux. Le mot qui fait tache, et qui rend un son étrange aujourd’hui, quand on l’applique au roman, est celui de «maturité». Un de nos meilleurs poètes allait répétant, il y a une dizaine d’années, qu’il se préparait à écrire son grand roman de la maturité. Qu’entendait-il par là? Il ne l’a jamais dit, et il n’avait pas besoin de le dire, nous l’entendions d’instinct. Maturité implique maturation, progression dans la maîtrise de soi et du monde, libération des énergies affectives dans la création d’un assez vaste panorama de passions, d’actions, d’idées.


 

Mais il reste que depuis 1960, nous parlons de plus en plus roman, et que la poésie – riche encore d’œuvres continuées et d’expériences nouvelles – ne requiert plus la même sorte et la même quantité d’attention qu’autrefois.

Extrait de l’œuvre


 

Le roman de la maturité aurait l’ampleur de Bonheur d’occasion, mais aussi la subtilité d’analyse d’un Robert Élie et d’un André Langevin; il réunirait le tout de notre expérience dans un véritable «affrontement du réel, du monde des humains»; on y rencontrerait «ces grands coups de vent ou de soleil dont s’exalte l’enthousiasme, ou plus modestement ces révoltes qui redressent, transforment, refaçonnent»; on y verrait le romancier «dominer par l’art sa détresse, ou celle du monde qu’il observe», contribuant ainsi «à délivrer nos lettres des obsessions et de l’infantilisme dans lesquels nous nous épuisons à cataloguer précieusement de médiocres insuffisances». Écrivant ou lisant ce roman, nous serions enfin des adultes, capables de vivre, d’imaginer des rencontres amoureuses bien incarnées, puisque «le sens de l’amour est le carrefour des tentations et des accomplissements d’une culture». En somme, par le roman nous prendrions possession de nous-mêmes, de nos passions, comme par la Révolution tranquille nous nous apprêtions (en désir tout au moins) à devenir «maîtres chez nous».


Livre publié dans la collection « Boréal compact ».
Préface, bibliographie et chronologie de Michel Biron.