Simon Roy Hommage

Auteur et professeur de littérature, Simon Roy (1968-2022) savait manier les mots pour captiver ses lecteurs comme ses étudiants. Il s’est éteint le 15 octobre 2022 d’une longue maladie incurable. Nous vous présentons ici des extraits de son premier livre, Ma vie rouge Kubrick, qui a lancé sa carrière littéraire, et de son dernier, Ma fin du monde, écrit alors qu’il se savait condamné.

 

Extrait de Ma vie rouge Kubrick (2014)

J’ai dû voir The Shining au moins une quarantaine de fois; d’abord partiellement alors que j’avais environ dix ans (Tu aimes les glaces, canard?), par la suite quelques fois par pure curiosité personnelle, puis régulièrement comme professeur. Un peu TOC moi-même, j’aime prétendre que j’ai vu ce film quarante-deux fois, même si je sais que c’est bien davantage. Comme une certitude qui prend doucement forme, je me rends compte que l’intérêt partagé par mes étudiants et moi pour cet excellent film ne peut être la seule raison pour laquelle je remets systématiquement cette œuvre de Stanley Kubrick dans mon syllabus. Une lassitude aurait dû me gagner depuis longtemps si The Shining ne portait pas en lui les symptômes tragiques d’une fêlure qui m’habite.

Au contraire, c’est comme si la pénétration profonde de ce film de Kubrick permettait d’intégrer des éléments troubles de mon histoire personnelle, de ma généalogie macabre. Comme si je retrouvais dans les couloirs labyrinthiques de l’hôtel Overlook les silhouettes fantômes de mon passé familial. Revoir et revoir et revoir encore The Shining n’a rien d’un pensum; c’est au contraire une manière d’apprivoiser l’horreur, de dégager de ce scénario homicide un possible dénouement heureux – dans le film de Stanley Kubrick comme dans le roman de Stephen King dont il est librement inspiré, le fils et la mère échappent in extremis à la hache de ce Jack assassin.

Voir, analyser, revoir et suranalyser The Shining, tout cet examen approfondi de cette œuvre magistrale équivaut à laisser derrière moi un fil d’Ariane permettant de retrouver sain et sauf le chemin en dehors du labyrinthe étouffant de l’hôtel Overlook, fuyant la bête colérique qui nous pourchasse, ma mère et moi, depuis 1942. Comme le petit Danny qui retrouve son chemin hors du labyrinthe végétal en marchant à rebours dans ses propres traces, je devrai, guidé par les enseignements terrifiants du Shining, revenir sur un passé pénible pour retrouver l’issue vers la lumière et me sortir tout seul de ce bourbier.


 

Extrait de Ma fin du monde (2022)

J’ai décidé de ne pas devenir au fil des semaines un fardeau pour mes proches tout le long que durera ma maladie, de ne pas faire en sorte qu’ils en viennent à souhaiter ma mort, à l’espérer comme un soulagement. Au contraire, je veux que, le moment venu, ils regrettent ma disparition, qu’ils se rappellent que la vie était meilleure le temps que j’aurai passé auprès d’eux.

Certains amis me trouvent courageux d’adopter une telle attitude empreinte d’acceptation et de sérénité, mais je n’adhère pas à ce point de vue, me disant que c’est la seule option valable pour garder le cap, pour ne pas devenir fou, pour ne pas nous priver, mes proches et moi, de ces si précieux moments que nous offre la vie, car tout bien considéré elle peut être vraiment belle, tel que le chante magnifiquement Jean Ferrat.

Comme une sorte de pari de Pascal adapté à ma situation. Dans ses Pensées (recueil paru en 1670), Blaise Pascal écrivait à ceux qui lui demandaient si Dieu existait et si, une fois morts, ils pourraient profiter d’un état de félicité indicible que, pas plus qu’eux, il ne pouvait affirmer avec certitude qu’un état paradisiaque les attendait de l’autre côté de la vie. Il avançait néanmoins un argument philosophique intéressant digne qu’on s’y arrête ne serait-ce que pour la réflexion qu’il engendre, qui peut être  utile dans des moments de doute ou de dépression, surtout si on est agnostique ou athée. Pascal a fait un choix, celui de croire, ce qui le place dans une posture que l’on pourrait dire gagnant-gagnant, qu’on appelle le « pari de Pascal » : s’il y a quelque chose après la mort, il aura gagné son ciel, comme dit l’expression consacrée; sinon, eh bien, il aura tout de même mené une bonne vie et accédé à un état de bienveillance. Que Dieu existe ou non, il ressort de cette prise de position un résultat qui ne peut encaisser consciemment la défaite.


Ma vie rouge Kubrick, Boréal, coll. « Liberté grande », 2014; coll. « Boréal compact », 2015.
Ma fin du monde, Boréal, coll. « Liberté grande », 2022.